ḤALLĀDJ AL (858 env.-922)
La passion d'al-Ḥallādj
Cette prédication qui rayonnait dans les souks de Bagdad ne tarda pas à soulever contre al-Ḥallādj la triple opposition des milieux mystique, juridique et politique. Et cela sous une triple inculpation : par la publicité faite autour de ses miracles, Ḥallādj s'égalait aux prophètes ; en déclarant, dans un moment d'extase : « Je suis la Vérité » (Anā l-Ḥaḳḳ), il usurpait le pouvoir suprême de Dieu, mettant en danger et la foi musulmane et la sûreté de l'État ; enfin, sa théorie de l'amour divin était considérée par les canonistes comme entachée de manichéisme (zandaḳa) et attentatoire à la transcendance de Dieu.
Autant de motifs qui rendaient al-Ḥallādj passible de mort. Il fut arrêté, accusé d'être un missionnaire carmate et de prétendre que l'obligation légale de l'islam pouvait être interprétée allégoriquement. Son procès traîna. Il sentait que ses ennemis en voulaient à sa vie, qu'ils cherchaient par tous les moyens à le rejeter de la communauté pour pouvoir le mieux condamner. Mais il ne craignait pas la mort, il la désirait même et ne s'était pas fait faute de le leur dire :
Tuez-moi donc, mes féaux camarades, c'est dans mon meurtre qu'est ma vie ; Ma mort, c'est de [sur]vivre, et ma vie, c'est de mourir. Je sens que l'abolition de mon être est le plus noble don à me faire, Et ma survie tel que je suis le pire des torts, Ma vie a dégoûté mon âme parmi ces ruines croulantes, Tuez-moi donc, et brûlez-moi, dans ces os périssables ; Ensuite, quand vous passerez près de mes restes, parmi les tombes abandonnées, Vous trouverez le secret de mon Ami, dans les replis des âmes survivantes.
Al-Ḥallādj fut mis au pilori, puis resta emprisonné pendant huit ans à Bagdad. Un second procès se termina par une sentence capitale : le 27 mars 922, il fut flagellé, mutilé, accroché à un gibet et finalement décapité. Son corps fut brûlé et ses cendres jetées dans le Tigre.
Trois questions se posent qui aideront peut-être à préciser la signification de la vie et de la mort d'al-Ḥallādj.
Tout d'abord, dans quelle mesure peut-on soutenir que ce dernier appartient à la communauté musulmane ? Sa condamnation comme hétérodoxe par les juristes et les docteurs de son temps ne semble-t-elle pas l'en exclure ? Mais il faut bien admettre qu'il ne se situa jamais en dehors de cette communauté à la façon de certains gnostiques ésotériques aberrants. Bien plus, il accepta à l'avance le jugement qui le frappait, légitimant en quelque sorte le zèle de ses bourreaux. Un témoin de sa mort rapporte qu'au pied de son gibet il disait : « Or, ceux-là qui sont Tes serviteurs se sont réunis pour me tuer par zèle pour Ton culte et par désir de se rapprocher de Toi. Pardonne-leur. Car si Tu leur avais dévoilé ce que Tu m'as dévoilé, ils n'eussent pas agi comme ils ont agi ; et si Tu avais dérobé à mes regards ce que Tu as dérobé aux leurs, je ne subirais pas l'épreuve que je subis. Louange à Toi pour ce que Tu décides. » En outre, la très active sympathie que lui témoignèrent à Bagdad, lors de son procès, les hanbalites – les musulmans les plus soucieux qui soient de fidélité à la tradition – n'est-elle pas en faveur de son « orthodoxie » malgré la condamnation des docteurs de la « Loi » ?
On peut se demander, en deuxième lieu, quel est le sens de ce que Louis Massignon appelle le « martyre » de Ḥallādj. De quel témoignage celui-ci était-il porteur ? Ne peut-on pas, en remontant la courbe de sa vie, y déceler, dès son jeune âge, cette soif du sacrifice allant jusqu'au sang versé, comme signe de don total à Dieu, d'un témoignage de son amour ? Quand la souffrance de l'âme et du corps est finalisée par l'amour, ne devient-elle pas la voie royale qui conduit à Dieu ? Comment[...]
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Écrit par
- Georges C. ANAWATI : maître de conférences à l'université de Varsovie
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