MUTANABBĪ AL- (915-965)
Le maître du verbe
En cessant d'être un insurgé, al-Mutanabbī a prononcé sa soumission aux lois d'une société et aux normes de sa culture. Il ne faut donc point s'attendre à déceler dans son œuvre le bouleversement d'une esthétique. Le libre jaillissement et les accents personnels des poèmes de révolte cèdent le pas au respect total des conventions. Pour peu que l'on ferme les yeux sur certains aspects subversifs de son attitude envers l'islam, on ne trouve rien dans ses panégyriques qui puisse menacer l'ordre établi. Mais la fonction de thuriféraire à gages pouvait-elle lui laisser sa liberté ? Son insertion dans les structures socioculturelles de l'époque lui faisait une obligation de se mettre au service d'une classe possédante ; elle n'aurait pas admis qu'il s'affranchisse de principes tenus pour fondamentaux.
C'est donc dans des limites restreintes que se trouvait prise la création d'al-Mutanabbī. L'immense fortune de son œuvre s'explique aisément pour trois raisons. La première est que cet Arabe est mû par un orgueil racial incommensurable Il met en scène un type d'homme idéalisé où tout un peuple veut se reconnaître. La fierté, un sens exacerbé de l'honneur, la passion de la liberté alimentent un lyrisme glorieux qui ne pouvait laisser insensible. Ajoutons que, contrairement à la plupart des poètes, citadinisés et amollis, celui-ci est un homme du désert, amoureux de ses solitudes, aimant affronter ses périls. Il y a dans certains de ses poèmes de sauvages descriptions et de saisissants tableaux de batailles qui enflamment le cœur d'un lecteur réduit par l'urbanisation à cultiver la nostalgie des temps du courage et de l'engagement. Ce bédouinisme épique a, d'autre part, l'avantage de maintenir cette production dans la tradition archaïque qu'elle fait revivre et magnifie.
La deuxième raison de l'attrait qu'exerce al-Mutanabbī doit se chercher dans sa vision du monde. Pessimiste et hautain, trouvant dans la rigueur et l'austérité des aliments propres à nourrir sa vanité, méprisant les honneurs mais toujours insatisfait de ceux qu'on lui offrait, il joua le rôle d'un personnage assurément hors du commun. Sa philosophie, empreinte de stoïcisme, lui a dicté des considérations gnomiques sur l'existence, qui constituent une part importante de ses poèmes. Nombre de ses maximes se sont gravées dans la mémoire d'une nation arabe que ses difficultés portent tout naturellement à faire siennes les leçons d'un homme qui se voulut irréductible même dans l'adversité.
Troisième raison, et non la moindre, al-Mutanabbī est un maître du verbe. Tenu au développement thématique imposé d'une qaṣīda enchaînée à un mètre et une rime uniques, il triomphe de cet exercice d'école grâce à une connaissance profonde de la langue et de ses ressources. Le vers, chez lui, naît d'un travail d'orfèvre. Ciselé, nerveux, parfaitement équilibré, il sait revêtir le thème le plus banal d'une somptueuse parure. Les figures de rhétorique foisonnent, les masses sonores se répartissent savamment, le rythme martèle le vers ou lui assure une course majestueuse. Le vocabulaire recherché, fourmillant de termes rares issus le plus souvent de la mouvance bédouine, est une source inépuisable d'effets. À quoi s'ajoute une recherche constante de la concision, du « coup d'archet », qui enchâsse la pensée dans un énoncé fulgurant par sa brièveté.
Le gongorisme a bien entendu son revers. L'apprêt, l'afféterie, l'emphase sont de règle, et lorsque l'inspiration n'anime le poème d'aucun souffle, le jeu du langage ne suffit plus. Et c'est pourquoi nombre d'Occidentaux s'étonnent de l'admiration vouée par les Arabes à al-Mutanabbī. Ils ne saisissent pas, ce faisant, la réalité[...]
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Écrit par
- Jamel Eddine BENCHEIKH : professeur à l'université de Paris-IV
Classification
Autres références
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ARABE (MONDE) - Littérature
- Écrit par Jamel Eddine BENCHEIKH , Hachem FODA , André MIQUEL , Charles PELLAT , Hammadi SAMMOUD et Élisabeth VAUTHIER
- 29 245 mots
- 2 médias
...suivis au cours de ce ve/xie siècle pourtant si fécond, car l'influence orientale redevint prépondérante, et le modèle universellement suivi fut al-Mutanabbī, dont le succès permanent est attesté par les commentaires de son Dīwān qu'ont élaborés des érudits andalous. Al-Mu‘tamid connaissait...