CORBIN ALAIN (1936- )

Les « engloutis de l’histoire »

Une histoire des sensations est liée à celle des désirs et des haines, des plaisirs et des souffrances, des seuils de l'acceptable et de l'inacceptable. Les historiennes ont révélé ces dernières années le continent noir des frustrations féminines. De façon complémentaire, Alain Corbin s'interroge sur les peurs et les insatisfactions masculines. Il étudie la gestion de l'espace et du temps par un xix^e siècle qui voit se multiplier les chemins de fer, et se généraliser l'usage de la montre. La rationalisation économique s'accompagne de hantises du temps mort ou de l'enclavement. Mais le loisir impose progressivement des îlots de temps à soi. Cette recherche polymorphe prend toujours le xix^e siècle comme pivot, mais refuse de se soumettre au diktat du seul événement politique. La périodicité adoptée par Alain Corbin peut aller de 1750 à 1840 ou de 1850 à 1960 pour suivre respectivement l'« invention » de la plage ou l'avènement des loisirs.

L'originalité d'une telle démarche aboutit au Monde retrouvé de Louis-François Pinagot, roman d'un inconnu qui n'est ni exemplaire ni exceptionnel, « Jean Valjean qui n'aurait pas volé de pain ». Double subversion : l'écriture historienne accepte la subjectivité du chercheur et l'arbitraire du personnage choisi. C'est par la masse de la documentation, par l'exploration d'archives inédites et de questions oubliées mais aussi par un sens aigu du style, que l'auteur réussit la gageure de faire revivre un sabotier du Perche dont on ne sait rien. Les rêveries du futur historien sur les longues plages désertes de la Manche et dans les forêts de l'Orne nourrissent son art de rendre soudain vivante la vie d'il y a 150 ans. Sa familiarité avec les romanciers du xix^e siècle l'aide à échapper à la tyrannie des seules archives quantifiables et l'invite à déployer à son tour la magie d'un véritable écrivain.

Avec Jean-Jacques Courtine et Georges Vigarello, Alain Corbin a dirigé Histoire du corps (Seuil, 2005) et Histoire de la virilité (Seuil, 2011). Il est également l'auteur de L'Harmonie des plaisirs (Perrin, 2008), passionnante étude sur « les manières de jouir du siècle des Lumières à l'avènement de la sexologie ». Cette recherche sur la généalogie des émotions, fondée sur les croyances, normes et systèmes de représentation d’une société donnée, se poursuit avec La Douceur de l’ombre. L’arbre, source d’émotion, de l’Antiquité à nos jours (Fayard, 2013), Histoire du silence (Albin Michel, 2016), La Fraîcheur de l’herbe (Fayard, 2018). Terra incognita. Une histoire de l’ignorance (Albin Michel, 2020) s’intéresse à la manière dont notre connaissance coexiste avec les « grands récits » qui continuent de peupler notre imaginaire.