ALAIN, LE PREMIER INTELLECTUEL (T. Leterre)

Le livre de Thierry Leterre Alain, le premier intellectuel (2006) est une biographie et répond aux lois du genre, comme le veut la collection Biographies, chez Stock. Il en possède les qualités : critique des témoignages, utilisation de documents inédits (journaux intimes et correspondances inédits, archives des Amis d'Alain), recours intelligent aux œuvres. Thierry Leterre est un universitaire, qui a déjà consacré à Alain un autre livre, La Raison politique. Alain et la démocratie (2000). Il connaît et respecte les règles du jeu.

Une biographie donc, mais plus que cela. Car Alain (1868-1951) apparaît ici comme un paradigme. N'a-t-il pas effectué un parcours révélateur des possibilités qu'offre la III^e République aux meilleurs élèves : le lycée, l'École normale supérieure, l'agrégation ? Il incarne aussi les façons d'être et de penser d'une génération de Universitaires née avec la République. Ces jeunes gens n'en seront pas les notables. Ils se veulent citoyens. Ils seront de gauche et dreyfusards sans excès, et pour la plupart, professeurs, tant l'enseignement représente pour eux un acte militant et un devoir.

Par honnêteté, malgré son âge et son pacifisme, Alain fera comme volontaire la Première Guerre mondiale. Ce sera la plus forte expérience de sa vie. Il n'oubliera jamais ces jeunes hommes fauchés par la mitraille. Il en gardera un souvenir tragique qui confortera son pacifisme et l'unira à cette génération du feu, que formaient nombre de ses anciens élèves.

Alain était philosophe de formation et il le demeura. Il collabora régulièrement à la Revue de Métaphysique et de morale, publia de nombreuses études consacrées à Spinoza, à Descartes, aux beaux-arts, aux passions.... Il le fut aussi par son enseignement, véritable incitation à la curiosité critique. Il fascina ses élèves sans leur imposer une méthode. De Maurois à Raymond Aron, en passant par Georges Canguilhem, tous ont reconnu son importance et son talent d'inégalable éveilleur. Son enseignement formait de jeunes esprits à un bon usage de la raison, à la pleine et entière citoyenneté, à une absolue liberté de penser. En ce sens, il est le modèle des professeurs de la classe de philosophie, à qui chacun de ses élèves doit une grande part de ce qu'il est.

Alain s'intéressa sa vie durant aux problèmes éducatifs, fussent-ils ceux de l'enseignement primaire. À ses débuts, il participa au mouvement des Universités populaires et se consacra par son enseignement en khâgne à préparer des générations de futurs professeurs. Thierry Leterre a raison d'insister sur la place qu'a tenue l'enseignement dans sa vie. Ce fut une des formes de son engagement ; elle lui donna son fondement et sa cohérence. On est loin ici de la république des professeurs et même des maîtres à penser. La fidélité que lui montrent ses anciens élèves est d'abord une fidélité à son enseignement et à son écoute. Rien qui relève de la maîtrise d'un côté et du suivisme de l'autre. Alain n'a pas enseigné une méthode, ni même sans doute une philosophie, mais une curiosité et une façon de questionner l'homme et le monde.

Alain fut donc un enseignant, un philosophe de la réflexion, mais aussi un intellectuel au sens moderne du terme. C'est-à-dire un homme concerné par la politique, la vie sociale, et se sachant « embarqué », comme écrit Pascal. Non un idéologue ni même un militant appliquant des mots d'ordre, mais un philosophe pratiquant une façon de chercher, au-delà des apparences, les enjeux réels et le respect nécessaire des valeurs. Il lui fallait une tribune. Sa collaboration ininterrompue à la presse lui en fournit une : à La Dépêche de Lorient d'abord, puis à La Dépêche de Rouen et de Normandie, où il publia ses « Propos d'un Normand ». De la salle[...]