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LESAGE ALAIN-RENÉ (1668-1747)

Un romancier par ironie

La production romanesque de Lesage, considérable de 1707 à 1715, se ralentit durant la période foraine puis s'intensifie après 1730 : rêve et fantaisie, réalité et ironie, platitude et scepticisme en marquent les étapes.

Lesage avait trouvé sa prime inspiration dans le maniérisme alexandrin et le baroque espagnol. En 1707, il prend le Diablo cojuelo (1641) de Luis Vélez de Guevara, l'œuvre la plus coruscante du Siècle d'or espagnol, ôte l'outrance du langage, conserve le thème merveilleux : Asmodée découvre à son libérateur d'une nuit le dessous des toits de Madrid. Anecdotes, mots d'esprit, historiettes contrastent avec deux histoires sentimentales contées à loisir. L'ensemble, allègre et varié, introduit le style Régence en littérature : Le Diable boiteux fut un des cinq ou six succès de librairie du siècle. Plus exotiques, Les Mille et Un Jours (parus de 1710 à 1712 sous le nom de Pétis de la Croix) partagèrent la célébrité des Mille et Une Nuits d'Antoine Galland. L'ouvrage a beaucoup d'humour, de grâce et une finesse déjà « philosophique ».

Les deux premiers tomes de Gil Blas (1715) commencent en fantaisie : les brigands ressemblent à ceux d'Ali Baba, les grands seigneurs rapportent des aventures fort romanesques. Cela plaît à la cour de Sceaux et aux lectrices du Mercure galant, pour qui Lesage adapte assez fidèlement, en 1717, le Roland amoureux de Matteo Boiardo (1441-1494). Mais les beaux sentiments, les scènes de route, d'auberge ou d'intérieur perdent, dans la proche Espagne, l'étrangeté de la fiction : l'ironie indulgente de Gil pour sa naïve jeunesse déniaise les dupes et démasque les trompeurs ; aristocrates et bourgeois sont concernés. Le troisième tome (1724) gagne en ampleur : l'élévation et la chute du héros ajoutent une dimension historique et contemporaine ; l'écriture s'enrichit d'images et d'expressions familières, d'exemples et de sentences pris en particulier à Horace. Le quatrième tome (1735) répète, en les moralisant, des situations antérieures : la sensibilité larmoyante des années mil sept cent trente, alliée à un ton résolument enjoué, rend parfois indécise l'intention ironique. Cependant, de cette publication échelonnée sur vingt ans, L'Histoire de Gil Blas de Santillane tient sa puissance où se résument une tradition littéraire et la vie d'un écrivain.

Dès 1726, dans sa version revue et augmentée du Diable boiteux, Lesage imite sa propre manière. Son adaptation de Guzman d'Alfarache (1732) relance le genre picaresque au prix d'un contresens révélateur : les « anticonfessions » d'un gueux privé de la grâce deviennent les Mémoires d'un aventurier bel esprit. Les Aventures de Robert Chevalier, dit de Beauchêne (1732) contiennent de jolies pages fabriquées sur les récits authentiques d'un capitaine de flibustiers. L'Histoire d'Estévanille Gonzales (1731-1734) doit peu à son modèle espagnol et les premiers chapitres ne manquent pas de verve. Le Bachelier de Salamanque (1736-1738) copie Gil Blas : les débuts du héros dans le préceptorat sont agréablement dépeints. Les sottises des adolescents, mais non des hommes faits, amusent encore Lesage, dont la réputation décline. Ses derniers livres, Estévanille, La Valise trouvée (1740), le Mélange amusant, ne renouvellent pas son talent.

— Roger LAUFER

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Écrit par

  • : ancien élève de l'École normale supérieure, professeur en sciences de l'information et de la communication à l'université de Paris-VIII

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