ROBBE-GRILLET ALAIN (1922-2008)
Tout au long d'un demi-siècle, Alain Robbe-Grillet aura été, dans le monde des lettres et de la culture françaises, le plus constant des trublions. Dès son entrée en littérature, cet ingénieur agronome saisi par l'écriture suscita des rejets violents et même haineux. Certains allaient jusqu'à voir en lui un malade mental, voire un assassin parce qu'il projetait d'en finir avec l'héritage romanesque du xixe siècle. De plus, il n'agissait pas seul. Il se voulait le fédérateur et le porte-parole d'un groupe informel d'écrivains fort divers, mais réunis par une réflexion commune sur la forme romanesque et la même volonté de lui faire subir une révolution esthétique comparable à celles opérées en musique par le dodécaphonisme et en peinture par la non-figuration. Il s'agissait pour eux de mettre un terme à un réalisme et à un psychologisme quasi inchangés depuis Balzac et d'inventorier des modes d'écriture n'aboutissant pas à des « histoires ». D'où leur nom de « nouveaux » romanciers et l'appellation de Nouveau Roman.
Le temps a passé. Par la force et la cohérence de leurs démarches, les nouveaux romanciers ont peu à peu créé leur public et atteint la renommée. Claude Simon a obtenu le prix Nobel ; Nathalie Sarraute est publiée dans La Pléiade. Robbe-Grillet, quant à lui, s'est très tôt imposé au Japon et surtout aux États-Unis, où il a beaucoup enseigné, comme le représentant le plus emblématique et le plus médiatique d'une littérature française moderne, à la fois chic et libertaire. Le succès remporté à l'étranger lui a valu du coup le respect de la France, où on l'a même admis sous la Coupole. Mais il a su garder une distance ironique vis-à-vis des institutions et éviter toutes sortes de récupération. Jusqu'à sa mort, le 18 février 2008, à l'âge de quatre-vingt-quatre ans, il sera resté littérairement incorrect et même un peu sulfureux.
Le récit en miettes
Rien ne laissait prévoir la vocation littéraire d'Alain Robbe-Grillet. Il naît à Brest le 18 août 1922, fait ses études supérieures à Paris, devient ingénieur agronome, travaille à l'Institut national des statistiques, puis dans un institut de recherche sur les produits tropicaux. Il séjourne alors au Maroc, en Guinée, à la Martinique, à la Guadeloupe et commence une étude sur les maladies de la bananeraie. En fait, c'est à des tâches plus artistiques qu'il se livre : à la fin des années 1940, il écrit un premier roman, Un régicide, qui, refusé par diverses maisons d'édition, ne sera publié qu'en 1979.
La parution des Gommes (1953), du Voyeur (1955), et celle, concomitante, des premières fictions importantes de Claude Simon, de Robert Pinget et de Michel Butor (publiés aux éditions de Minuit, jeune maison qui pariait sur des auteurs que les « grands » de l'édition avaient refusés) donnèrent naissance à une nouvelle « Querelle des Anciens et des Modernes » et scindèrent le monde littéraire français en deux camps opposés. Du côté de la tradition, François Mauriac, Pierre de Boisdeffre ou Émile Henriot, l'influent critique du Monde, qui suggère d'interner Robbe-Grillet à Sainte-Anne. Du côté des gilets rouges, Maurice Blanchot (« La Clarté romanesque »), Roland Barthes (« Littérature objective ») ou Gérard Genette (« Vertige fixé »).
Dans cette lutte organisée autour d'un prétendu « mouvement » littéraire, Robbe-Grillet est la cible privilégiée. Que lui reproche-t-on ? Tout d'abord d'évacuer de ses textes la psychologie et l'humanisme pour accorder l'omniprésence aux lieux et aux choses, restitués avec la méticulosité d'un médecin légiste, dans de minutieuses descriptions, où parle le seul regard, arrêté, dit Barthes, comme sur une « résistance optique » : il s'agit d'une réalité strictement[...]
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Écrit par
- Philippe DULAC : agrégé de lettres modernes, ancien élève de l'École normale supérieure
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