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ROBBE-GRILLET ALAIN (1922-2008)

Une littérature au troisième degré

À compter de cette date, Robbe-Grillet va radicalement changer la nature des formants narratifs à partir desquels il opère ses montages textuels. Coupant court avec un matériel devenu trop propice aux récupérations critiques et aux réductions de sens, délaissant l'arsenal à pièges de la littérature dite des profondeurs, il trouve, dans une vulgate sado-érotique faite d'obsessions personnelles, de fantasmes stéréotypés et de « mythologies populaires », les nouveaux éléments de construction de ses textes. Débute alors ce qui sera une véritable tétralogie : La Maison de rendez-vous (1965), Projet pour une révolution à New York (1970), Topologie d'une cité fantôme (1975) et Souvenirs du Triangle d'or (1978).

Ces quatre romans emploient une même toile de fond : les paysages urbains abstraits, un environnement empreint d'une violence quelque peu elliptique, des maisons réservées à des usages particuliers, des molosses dressés à des fins curieuses, des enlèvements d'innocentes nymphettes, les expériences spéciales de médecins fous, parents de Mabuse ou de Caligari : bref toute une liaison de thèmes érotiques et d'agencements textuels qu'André Gardies a baptisés du nom d'« érotuelles ». Ces mêmes éléments se retrouvent dans la création cinématographique de Robbe-Grillet. Celui-ci, scénariste d'Alain Resnais dans L'Année dernière à Marienbad, a réalisé de nombreux films : L'Immortelle (1963), Trans-Europ-Express (1967), L'homme qui ment (1968), L'Eden et après (1970), Glissements progressifs du plaisir (1974), Le Jeu avec le feu (1975) et La Belle Captive (1983). Films auxquels leur montage savamment agencé n'ôte pas une malice primesautière qui n'est pas loin, parfois, de la gaudriole.

Ceci n'est pas faire injure à Robbe-Grillet. Révolutionnaire jovial, iconoclaste facétieux, il n'a jamais sombré dans l'esprit de sérieux. Simplement, son humour est toujours à prendre au deuxième ou au troisième degré et présuppose, de la part du lecteur, quelques connaissances livresques. La meilleure preuve de sa fantaisie est qu'il ne s'est jamais laissé engluer dans de pontifiantes redites. Djinn (1981) – ouvrage commandité par une université américaine et destiné à être, sous forme de fiction, une initiation progressive aux difficultés de la langue française – compose un savoureux autopastiche en même temps qu'un pot-pourri de tous les éléments thématiques entrant, à titre d'ingrédients, dans l'alchimie de ses compositions narratives. Autre renouvellement : sous le titre général de Romanesques, l'écrivain donne une trilogie d'inspiration autobiographique (Le miroir qui revient, 1985 ; Angélique, ou l'Enchantement, 1988 ; Les Derniers Jours de Corinthe, 1994) qui multiplie les jeux de miroirs et mêle à plaisir l'espace du récit et celui du souvenir.

En 2001, Robbe-Grillet revient au roman et livre peut-être le plus malicieux de ce qu'il appelle ses « petits travaux ». La Reprise désigne la tentative toujours recommencée du narrateur, un agent secret envoyé en mission dans le Berlin en ruines de l'après-guerre, pour rendre compte d'une réalité qui lui échappe. Sans cesse forcé de « reprendre » ou de « repriser » son récit, celui-ci ne fait que se répéter, mais en distribuant ses paramètres de façon différente. L'action reste la même, mais se déroule dans d'autres lieux, selon une autre chronologie, avec des personnages changeant d'identité ou de rôle. La Reprise, c'est aussi le désir de l'auteur de reprendre des éléments empruntés à l'ensemble de ses récits, qu'ils soient du côté de Kafka ou du côté de chez Sade, et de « les faire travailler sans des directions, des combinaisons nouvelles, le livre naissant devenant[...]

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Écrit par

  • : agrégé de lettres modernes, ancien élève de l'École normale supérieure

Classification

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