ALAIN ÉMILE CHARTIER, dit (1868-1951)
Philosophie de l'entendement ouvert
Alain rétrograde ici de Hegel à Descartes ; il opère, en toute connaissance de cause – ayant été l'un des premiers en France à introduire Hegel dans son enseignement –, une « restauration » de l'entendement. Si l'entendement séparé impose au savoir de s'autolimiter à l'univers du fini, la raison est, dans l'entendement même, négation de la finitude, mais cette négation ne s'arrache pas elle-même à la finitude. Il n'y aura pas d'autre transcendance que celle du refus. « Penser, c'est dire non » ; ce mot peu compris ne signifie pas le rejet du fait mais son constat par la volonté d'en éprouver la résistance et d'y introduire l'opposition en tant qu'essentielle à sa détermination comme à celle de toute réalité de nature ou d'institution. La pensée s'installe ainsi au cœur de toute chose, mais précisément comme n'étant pas elle-même chose. L'aride conquête de la pensée par le refus caractérise la philosophie de l'entendement, qui est un matérialisme méthodique. En marge du courant phénoménologique qui au même moment suscite de nouvelles quêtes du transcendantal, Alain, par ses voies propres, conduit des recherches qui radicalisent la scission entre l'existence qui est sans pensée et l'esprit qui ne peut être dit exister. En cela il continue moins la tradition réflexive de la philosophie française, dont Lagneau l'avait instruit et qu'il admira dans Hamelin, qu'il ne la détourne. D'un côté, en effet, l'existence, qui ne cesse de nous jeter hors de nous, s'ouvre à nous et en nous comme pure extériorité (insuffisance à l'infini), indivisible en tant que tout y dépend de tout, et infinie au sens où elle ne reçoit aucune limitation ni ne s'achève en quelque totalité constituable que ce soit. De l'autre, la liberté, qui ne peut s'assurer d'elle-même que dans et par l'existence, se voit resserrée dans l'étroite situation humaine et ramenée à cet instant présent qui est la pointe de l'action. C'est là où notre volonté s'astreint à la finitude qu'elle a prise sur l'infrangible chaîne des événements. Ce n'est pas en résolvant mais en activant l'opposition de l'esprit à l'existence que se trouvera supprimé le naïf dualisme qui redouble le monde des choses d'un monde des idées, et à quoi l'on donne si faussement le nom d'idéalisme. À chaque lever de l'esprit, un seul et même monde se découvre inachevé et appelant la création. La constante leçon d'Alain est de tout rendre à son inachèvement originel. Absolue et provisoire est l'existence avec laquelle l'existant n'en finit pas.
Ainsi, chez Alain, l'entendement peut être dit intuitif, ou plutôt « ouvert », au sens où il se rapporte immédiatement à l'existence indivisible et prise absolument, à condition de reconnaître qu'en retour le même entendement ne détermine l'existence objective qu'en la divisant (en la relativisant) ; et l'acte même de la pensée qui nie et divise s'inscrit dans cette finitude (« toute pensée retombe au corps »). Celle-ci ne doit plus être considérée négativement (comme ce par quoi la partie ne peut égaler le tout) mais positivement (le tout immanent à ce qui le particularise). L'universel s'il n'est singulier est abstraction (simple discours), vide de l'entendement pur en quoi vient choir toute tentative de réaliser la raison. On sera moins surpris de trouver Alain souvent plus proche de Nietzsche, qu'il a ignoré, que de Kant, Spinoza ou Hegel avec qui il s'entretient, si l'on voit en eux des enfants – parricides ou non – de Platon. En tant que philosophie de l'entendement ouvert – ayant digéré la sensibilité et ses formes transcendantales –, la « philosophie d'Alain » se poursuit en d'inlassables[...]
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Écrit par
- Robert BOURGNE : directeur de l'institut Alain
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