CAMUS ALBERT (1913-1960)
De l'absurde à la révolte
Camus lui-même a séparé son œuvre, sans doute de manière trop rigide, en un « cycle de l'absurde » et un « cycle de la révolte » ; en fait, le sentiment de l'absurde, né d'une réflexion ontologique, accentué par la pesanteur de l'histoire devenue particulièrement angoissante, entraîne le mouvement de la révolte ; d'abord d'ordre individuel, elle devient collective, de son propre élan et sous la pression de l'histoire. Camus ne refuse pas cette dernière comme on a pu le lui reprocher, mais refuse de la sacraliser et ne croit pas plus en sa valeur d'absolu qu'en celle d'un Dieu ou de la raison. L'histoire, selon lui, ne peut donner un sens à la vie, qui n'en a pas d'autre qu'elle-même. Caligula, dont une première version romantique et lyrique est achevée en 1941, mais qui ne sera joué qu'en 1945, dans un texte à la fois plus amer et plus politisé, L'Étranger et Le Mythe de Sisyphe, publiés en 1942, Le Malentendu créé en 1944 explorent les fondements, les manifestations, les conséquences de l'absurde ; les pièces de théâtre et le roman ne sont pas des illustrations de l'essai, mais l'exploitation, à travers personnages et situations, d'une même expérience et d'une même réflexion, nées du divorce entre l'homme mortel et le monde éternel. La vie vaut-elle, ou non, d'être vécue ? C'est la question initiale que pose Le Mythe de Sisyphe, qui, loin d'être un bréviaire de désespoir, affirme que « le bonheur et l'absurde sont fils d'une même terre ». L'homme peut dépasser l'absurdité de son destin par sa lucidité, et « la révolte tenace » contre sa condition ; il y a une grandeur à vivre et à faire vivre l'absurde. Caligula le sait, lui qui a découvert que « les hommes meurent et ne sont pas heureux » ; ne pouvant l'accepter, il use de son pouvoir absolu pour faire vivre et mourir ses sujets dans la conscience de ce scandale ; son erreur est de nier les hommes et d'exercer à leurs dépens sa liberté et sa passion de l'impossible. Dans Le Malentendu, c'est la situation qui porte l'absurde au plus haut degré : il suffirait que le fils se nomme devant sa mère et sa sœur pour que l'accumulation tragique des morts soit évitée ; les mots les plus simples auraient pu tout sauver. Que l'absurde soit ainsi lié à une perversion du langage, c'est aussi ce que traduit l'aventure de Meursault ; dénonçant la surenchère d'absurde que les hommes imposent à l'homme par le conformisme social, les tribunaux et leur parodie de justice, enfin par la peine de mort, L'Étranger propose le mythe de l'homme fondamentalement innocent à travers l'une des figures les plus troublantes du roman contemporain ; essentiellement charnel, soucieux de ne dire que la vérité de ses sensations loin de toute introspection psychologique ou sentimentale, Meursault ne connaît que la vie immédiate, terrestre, dans son rythme quotidien et son ouverture aux forces naturelles ; en lui confiant la narration de sa propre histoire, Camus accentue son étrangeté, et cependant le rend curieusement proche du lecteur.
Le « cycle de la révolte » ne peut être dissocié de l'engagement réel de Camus dans la Résistance. Les Lettres à un ami allemand (1945), dont les premières furent publiées dans la clandestinité, analysent les raisons morales du combat politique contre le nazisme ; elles trouvent leur prolongement à la Libération dans le journal Combat, dont Camus est rédacteur en chef de 1944 à 1947 ; ses éditoriaux et ses articles, recueillis en partie dans Actuelles I, atteignent, par leur valeur littéraire et la portée de leur contenu, une dimension exemplaire ; en liaison directe avec l'histoire en train de se faire,[...]
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Écrit par
- Jacqueline LÉVI-VALENSI : professeur de littérature française contemporaine à l'université de Picardie, présidente de la Société des études camusiennes, doyen de la faculté des lettres
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