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COHEN ALBERT (1895-1981)

La passion de l'Occident

Mais la déchirure est profonde et ce livre qu'il écrit pour sa femme révèle le drame. La mère d'Albert Cohen est morte à Marseille, pendant l'Occupation. Elle a succombé à la peur et au chagrin. Plusieurs membres de sa famille n'allaient pas revenir des camps de concentration. La judéité habite l'écrivain quand il parle de sa mère. Mais, tout en citant Moïse et la loi qui bannit le meurtre et la haine, il se veut aussi Homère, le conteur. Albert Cohen est juif de Grèce (il est né à Corfou le 16 août 1895). La première étape de son odyssée fut son voyage en France : il a cinq ans et déjà sa famille fuit un pogrom. Il fait ses classes à Marseille ; enfant solitaire, il ne vit que pour sa mère et pour ses livres. Si, pour une mère mythique, il compose ses plus beaux chants, c'est que l'amour de l'humble personne le guide et qu'elle éclaire son origine. Par elle, toutes les énigmes – et même la séduction de Solal – trouvent leur explication. Le petit Albert parlait patois vénitien avec sa mère : de Casanova, Solal hérite certains défauts que le romancier prendra soin de fustiger.

En 1972, Albert Cohen donne un prolongement à ce récit intime avec : Ô vous, frères humains. Au livre de la mère répond le livre de l'enfant. En 1905, Albert a dix ans : c'est l'histoire fameuse du camelot, la blessure fondamentale. Il se fait injurier, humilier par un de ces distraits qui confondent les juifs avec les chiens. La France vit au rythme de l'affaire Dreyfus, et l'antisémitisme fait des ravages. L'enfant apprend le racisme... Approchant les quatre-vingts ans, le vieil homme se souvient de l'enfant qu'il était, soixante-dix ans plus tôt. Parce qu'il a publié Le Livre de ma mère et travaillé déjà à l'histoire du camelot, Albert Cohen ose renouer avec l'imagination romanesque : ce sera Belle du Seigneur, où il se montre fidèle à ses fantasmes de jeunesse.

Avec ce monument de 845 pages, reviennent encore une fois les mêmes personnages que dans Solal et Mangeclous, la même société, cette Genève qu'il a habitée si longtemps et dont il a fait sa ville. Albert Cohen est aussi écrivain genevois, le plus grand sans doute depuis Jean-Jacques Rousseau. Il n'avait pas vingt ans lorsqu'il y débarqua, venant de Marseille. Il y épousa sa première femme, emportée très jeune par la maladie. Les filles de la cité de Calvin, tentation de la jeunesse, ont une beauté cruelle sous la plume du romancier. Ses livres étant miroir de sa vie, Albert Cohen a écrit toute sa vie le même livre, un livre unique, qui lui appartient totalement. Nous contant la passion amoureuse, il semble accepter un des grands thèmes de la littérature. Le voici dans le jardin des Stendhal, des Tolstoï, des Flaubert et des Proust. Ariane est une Mme Bovary, le beau Solal, un cousin de Vronsky, Genève et les salons de la S.D.N. sont un monde proustien qui semble à la mesure des ambitions stendhaliennes du héros. Mais par la singularité de son enracinement, Cohen se nourrit de plusieurs traditions. Son génie n'est pas seulement ce don d'écriture, cette maîtrise de la langue, héritée de la fréquentation des poètes latins et de l'admiration des écrivains français de son adolescence ; dans sa fresque, le romancier règle, une fois de plus, son compte à l'Occident : l'esprit de conquête a été la véritable vocation de la chevalerie, qu'il a entraînée dans les croisades de l'Orient, puis sur les vaisseaux des conquistadores. Ils ont fini par vouloir dompter la planète entière et leur aventure s'est terminée au milieu de ce siècle dans les plaines de Russie et de Pologne. L'amour-passion est lui aussi un legs de la chevalerie, c'est l'autre face de l'esprit de conquête. Le même orgueil conduit à la bestialité et au[...]

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Écrit par

  • : écrivain, critique littéraire, responsable des émissions littéraires de Radio Suisse romande

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Albert Cohen - crédits : Ulf Andersen/ Getty Images

Albert Cohen

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