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MORAVIA ALBERTO (1907-1990)

Misère de l'homme ou misère de l'histoire ?

Ses personnages se ramènent à quelques types, à quelques attitudes fondamentales face au monde. L'intellectuel bourgeois à la fois lucide et impuissant est le plus typique. Bien avant La Nausée et L'Étranger, Moravia le charge d'exprimer une certaine inquiétude existentielle ; incapable d'agir et coupable de ne pas agir, il poursuit sans relâche un vain effort pour s'adapter à un monde qui le fuit. D'où vient cet ennui, ce manque à vivre ? Pour une grande part, de la conscience aiguë de la déshumanisation d'un monde et de la désagrégation d'une culture ; jusqu'à la guerre, le monde moravien est une vaste mascarade (La Mascherata, 1941) ; le personnage n'est que la parodie du héros, et ses idoles ne sont plus que des simulacres ; ce n'est pas que la réalité soit absurde, c'est que l'homme ne sait plus la parler ; il a les mots de toujours, mais ils ne veulent plus rien dire. Depuis la guerre, l'essor de la publicité, l'inflation des modèles de comportement réduisent l'homme, lors même qu'il se révolte, à n'être qu'un automate ballotté entre des images de marque également stéréotypées ; dans ces décombres ne subsistent comme forces vives mais ambiguës que l'argent et le sexe ; et c'est sous ces deux signes que place sa vie le frère ennemi de l'intellectuel, le capitaliste, parfaitement à l'aise dans la débâcle. L'enfant, lui, n'apparaît que lorsque, quittant le paradis de l'innocence, il s'initie au mal (Agostino, 1945). La femme est tour à tour perdition ou espoir de salut, selon qu'elle retient l'homme dans ce cercle maudit de la corruption bourgeoise ou qu'elle est le mirage d'un bonheur qui est aussi et toujours un ailleurs.

On a reproché à Moravia de représenter avec monotonie un monde où ne règnent que l'ennui, la peur et la cruauté ; ou de « sauver » ses personnages par des solutions aussi artificielles que peu convaincantes. Nul doute que chez lui le pessimisme l'emporte de beaucoup ; il serait toutefois injuste de négliger l'évolution d'une pensée qui a inlassablement creusé ses thèmes inspirateurs. Les contradictions et les limites de Moravia viennent sans doute de ce qu'il oscille entre un pessimisme historique et un pessimisme métaphysique ; au regard du premier, nourri de la pensée de Marx et de Freud, le mal moderne est essentiellement historique, l'injustice sociale comme l'hypocrisie sexuelle relèvent d'une thérapeutique politique et sociale, l'écrivain se contentant d'un diagnostic aussi sévère soit-il.

Il n'empêche que cet esprit hostile à tout irrationalisme pose, au-delà de l'histoire, une certaine impuissance de la raison et de la volonté à rendre compte du destin humain ou même à le transformer. Il a constamment voué à l'échec ses personnages volontaires, ceux qui veulent maîtriser et comprendre ; s'il suggère une issue – expérience sexuelle, résignation passive, regressus ad uterum, contemplation ou jeu –, celle-ci suppose le renoncement à toute logique du sujet et, en définitive, un certain amor fati. Ce mouvement pendulaire de l'histoire à la nature, nous le retrouvons dans certains personnages féminins de Moravia, telles Cecilia et Baba, que caractérisent l'incohérence, le refus du temps et de la parole en tant qu'ils sont ordre et logos ; créatures ambiguës, elles sont à la fois libres et aliénées, généreuses et indifférentes, spontanées et inexistantes, translucides et mystérieuses ; en elles, Moravia lisait l'extrême fin d'une société qui a pulvérisé de l'intérieur ses valeurs et ses croyances, mais peut-être bien aussi l'amorce d'une nouvelle manière d'être au monde.[...]

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Écrit par

  • : professeur émérite à l'université de Paris-III

Classification

Média

Alberto Moravia - crédits : Ulf Andersen/ Getty Images

Alberto Moravia

Autres références

  • AGOSTINO, Alberto Moravia - Fiche de lecture

    • Écrit par
    • 787 mots

    Durant les années 1930, la littérature narrative italienne se caractérise par une floraison de récits d'enfance et d'adolescence auxquels Moravia contribue par deux nouvelles qui préfigurent Agostino et La Désobéissance (1948) : Hiver de malade (1930), inspirée par son séjour au sanatorium,...

  • MORANTE ELSA (1912-1985)

    • Écrit par
    • 1 674 mots
    • 1 média
    ...rêve. C'est en 1936 que paraît son premier livre, un recueil de nouvelles intitulé Il gioco segreto (Le Jeu secret) qui rassemble une partie de sa production narrative pour les journaux. C'est aussi l'année où elle rencontre le romancier Alberto Moravia, qu'elle épousera en 1941.