DÜRER ALBRECHT (1471-1528)
À la conquête d'un style
Entre la tradition gothique et l'exemple italien
Dürer reçut une formation traditionnelle. Il commença par apprendre le métier d'orfèvre, apprentissage qui explique certainement son habileté à manier le burin. Ayant manifesté très tôt le désir de devenir peintre, il fut placé dans l'atelier de Wolgemut, artiste médiocre et tourné vers le passé. En 1490, il part pour Colmar avec l'intention de travailler auprès de Martin Schongauer, que ses gravures sur cuivre avaient fait connaître au loin. Cet espoir, qui fut déçu par la mort du maître, est révélateur de l'orientation première de Dürer. Schongauer représente en effet ce qu'on a appelé le maniérisme gothique, style linéaire et décoratif qui confère aux êtres et aux choses une maigreur expressive, les faisant paraître à la fois sophistiqués et spiritualisés. Dürer y fut sensible, mais comparées aux œuvres tardives du maître de Colmar, ses premières productions ont quelque chose de plus prosaïque et sont nourries d'une sève plus forte. Dürer va travailler quatre ans (1490-1494) à Strasbourg et à Bâle, surtout en illustrant des livres imprimés. Sa tendance naturaliste se trouve bientôt confirmée par l'exemple de l'art italien ; il le connaît d'abord par des estampes qu'il copie avec application (en particulier celles de Mantegna) avant d'en découvrir à Venise, au cours d'un premier et bref séjour en 1495, toute la richesse et la vitalité. Il en retient d'abord une leçon de réalisme plutôt que d'harmonie (comme le montre sa Grande Crucifixion sur bois de 1495, dérivée en partie d'une composition de Léonard de Vinci) qui l'aide à se libérer des étroitesses de la manière gothique. La synthèse entre cette vigueur nouvelle et son goût pour la forme expressive et l'aménagement décoratif de la surface apparaît dans les grandes séries de planches gravées sur bois en 1497-1498 (surtout dans l' Apocalypse éditée en 1498). L'Apocalypse, moins qu'un tournant, qu'une conclusion ou qu'un point de départ, est l'un des rares moments d'équilibre et d'achèvement dans une œuvre dominée par les recherches et les inquiétudes.
Les tableaux exécutés dans les mêmes années 1495-1500 ne le cèdent en rien aux gravures pour la qualité, mais laissent une impression confuse qui se traduit par des difficultés de datation. Il serait malaisé de trouver une unité de style, sinon de tendance, entre le petit Saint Jérôme (coll. privée, Norwich, comté de Norfolk), dont le paysage et la lumière de crépuscule annoncent les recherches de l'école du Danube, et la partie centrale du retable de Dresde, rigoureuse jusqu'à la froideur et l'étrangeté ; ou entre le Christ de douleur(Karlsruhe, Kunsthalle), d'un esprit totalement étranger à l'art italien, bien que le motif soit d'inspiration bellinesque, et la Madone Haller (Washington, National Gallery) qui fut d'abord attribuée au même Giovanni Bellini et semble comme un hommage au maître vénitien. La Déploration Glimm (vers 1500, Munich, Alte Pinakothek), qui évoque les retables en bois sculpté de la fin du xve siècle par le groupe serré de ses personnages, est très différente de l'Hercule et les oiseaux du lac Stymphale (1500, Nuremberg, Musée germanique), tableau très italianisant qui fit peut-être partie de la décoration d'une salle de la résidence de l'électeur de Saxe Frédéric le Sage à Wittenberg.
Dans les années qui suivent, l'art de Dürer prend une orientation plus précise, comme s'il avait fallu un délai de mûrissement pour que le voyage en Italie portât véritablement ses fruits. Le corps humain et la perspective deviennent ses principales préoccupations, et ses œuvres semblent être tout à la fois des expériences et des manifestes. La plus[...]
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Écrit par
- Pierre VAISSE : professeur d'histoire de l'art à l'université de Genève
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