ALCOOLS (G. Apollinaire) Fiche de lecture
L'année 1913 constitue à plus d'un titre un tournant de la modernité poétique, sinon sa date de naissance. L'année du Sacre du printemps de Stravinski et des Jeux de Debussy, du premier volume d'À la recherche du temps perdu de Marcel Proust et de La Prose du Transsibérien de Blaise Cendrars, paraît Alcools de Guillaume Apollinaire (1880-1918), aux éditions du Mercure de France, avec un portrait de l'auteur par son ami l'« oiseau du Bénin », Pablo Picasso. L'amant meurtri de Marie Laurencin rassemble dans ce recueil quinze ans de poésie, près de soixante-dix pièces distinctes et même disparates, que regroupent cependant des relations subtiles de ton ou de cadence. Poèmes variés d'« esprit nouveau », alternant nostalgie et chanson gaie, qui proclament l'ouverture d'un siècle cosmopolite et citadin (« À la fin tu es las de ce monde ancien », dit le premier vers du premier poème, « Zone ») traversé de « Cosaques Zaporogues », d'« émigrants de Landor Road », de bordels « shangaïais », de drames rhénans, de « viriles cités » et de « saintes usines ».
Cependant la voix nouvelle – c'est un premier recueil – sans ponctuation (Apollinaire en prit la décision lors de la correction des épreuves, un jour de novembre 1912) mêle une universalité enrichie par la mécanique fluide de l'« antitradition futuriste », et une intimité revendiquée, riche d'assonances et d'allusions. Ce double mouvement fit rapidement de ce recueil le bréviaire de la modernité, plastique, musicale, littéraire, théorique aussi. Alcools, écrit Tristan Tzara dans les notes qu'il lui consacre en 1953, est devenu en quelques décennies « ce que Les Fleurs du mal avaient été pour Apollinaire et ses compagnons ».
Une étonnante mobilité d'écriture
Deux sources ont alimenté la composition d'Alcools : l'une est formée d'un ensemble mouvant de poèmes réunis en 1912, auxquels s'ajoutent certains poèmes d'inspiration cubiste ou simultanéiste, tels « Zone » ou « Les Fiançailles » (« dédiées à Picasso dont j'admire l'art sublime »). L'autre rassemble les affluents de la veine rhénane, poèmes en demi-teinte élégiaques et pensifs. L'organisation générale du recueil (d'abord élaboré sous le titre Eau de vie) porte la trace de cette étonnante mobilité d'écriture, de nombreux textes ayant été réécrits, modifiés, corrigés ou restitués dans un ensemble sans chronologie autre que celle d'un rythme alternatif, en arche de pont sur le flux des poèmes : « Bergère ô Tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin », proclame en ouverture un vers de « Zone », suivi immédiatement par le « Pont Mirabeau », tandis que le dernier poème, « Vendémiaire », évoque une nuit de septembre où « Les feux rouges des ponts s'éteignaient dans la Seine/ Les étoiles mouraient le jour naissait à peine ».
Ainsi, cinq séquences autonomes apparaissent : « La Chanson du mal-aimé », alternance de poèmes titrés, en romain, et d'une suite de quintils, strophes en cinq vers, en italique ; « Le Brasier », dont Apollinaire souligne dans une lettre qu'il est, avec « Les Fiançailles », son « meilleur poème » ; les neufs poèmes de « Rhénanes », dont « La Loreley » forme le centre rayonnant ; les neufs poèmes des « Fiançailles », qui s'achèvent sur une flambée icarienne (« Incertitude oiseau feint peint quand vous tombiez/ Le soleil et l'amour dansaient dans le village/ Et tes enfants galants bien ou mal habillés/ Ont bâti ce bûcher le nid de mon courage ») ; « À la Santé » enfin, qui rapporte en six étapes la méditation née du court séjour qu'Apollinaire fit en prison en septembre 1911. Entre ces pôles, des pièces énigmatiques à l'extrême (« Lul de Faltenin ») ou des tableaux transparents (« Saltimbanques ») se succèdent.[...]
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Écrit par
- Pierre VILAR : maître de conférences à l'université de Pau et des pays de l'Adour, faculté de Bayonne
Classification
Médias