ALEJANDRA, Ernesto Sábato Fiche de lecture
Les forces du Bien et du Mal
Autour des amours visibles ou secrètes qui se nouent et se dénouent finalement dans une forme moderne d'ordalie, une longue suite de personnages – migrants, sportifs, camionneurs, juifs, anarchistes... – esquisse un portrait panoramique de la Buenos Aires du milieu des années 1950. Cette sociologie très étudiée a parfois conduit la critique à déduire hâtivement que la capitale argentine était au fond le personnage central de l'œuvre. C'est réduire l'ambition profonde de Sábato dont l'un des propos est de repenser, au-delà des clichés, l'incertaine identité argentine. Une part récurrente d'Alejandra est consacrée à l'équipée qu'accomplissent des fidèles du général Lavalle, s'acharnant au péril de leur vie à transporter vers le nord du pays son cadavre pourrissant afin de lui épargner les outrages de l'ennemi. Cette remontée épique vers le nord, qui fait revivre une page héroïque du xixe siècle argentin, est la figure inversée du désir chimérique qu'a Martin de se laver de ses échecs et de ses angoisses par un retour tout aussi messianique aux sources du « Sud froid et propre ». Le roman, qui fourmille de figures symétriques et symboliques, n'interroge pas seulement l'histoire événementielle et sociale du pays ; il met en scène les mythes par lesquels une « argentinité » trop récente pour ne pas être virtuelle cherche à prendre corps, individuellement et collectivement.
Portrait d'un pays en formation et en mutation simultanées, réflexion sur une histoire autrefois glorieuse et de plus en plus soumise aux aléas économiques, Alejandra est aussi – et surtout ? – l'œuvre d'un philosophe hanté par le spectacle quotidien de l'affrontement du Bien et du Mal. Le propos anecdotique et sentimental du roman est, certes, éloigné des heures sombres que va traverser, quinze ans plus tard, l'Argentine des généraux et des bourreaux. Il reste que de nombreuses pages du livre où œuvrent triomphalement les pulsions de mort que chaque être porte en soi annoncent à leur manière les suppliciés et les disparus dont Sábato, entré au soir de sa vie au royaume des aveugles, se fera le témoin.
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Écrit par
- Ève-Marie FELL : professeur émérite de l'université de Tours
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