CARPENTIER ALEJO (1904-1980)
Premier cycle romanesque
Son premier grand roman paraît en 1949 : El Reino de este mundo (Le Royaume de ce monde). D'emblée, il aborde son thème de prédilection : la géographie et l'histoire des Caraïbes. Autour du premier roi couronné du Nouveau Monde, l'ancien cuisinier nègre Henri Christophe, c'est le premier empire caraïbe, à l'époque napoléonienne, qui est évoqué : fresque haute en couleur, dont le fantastique mêlé à l'historique compose la trame. Le roi Christophe, par son ambition folle, par sa mégalomanie, par son admiration puérile des modèles européens qu'il veut transplanter dans son univers, inaugure la série de ces chefs d'État quasi déments qui, sous la plume du romancier, vont s'épanouir et mourir comme des fleurs étranges et monstrueuses. Le roi Christophe veut faire construire un nouveau Versailles, avec son architecture et ses jardins à la française, avec ses courtisans poudrés comme au temps du Roi Soleil. Les excès de sa tyrannie et les puissances maléfiques du vaudou conspirent pour fomenter la rébellion contre lui. Le roi est contraint de se donner la mort. Après un long transport à travers la forêt tropicale, le cadavre du roi fou disparaîtra à jamais, tragique et dérisoire.
Los Pasos perdidos (1953, Le Partage des eaux) prolonge cette épopée burlesque. Un double voyage – au fil de l'Orénoque et au fil du temps – en est le thème majeur. Le protagoniste, un jeune Américain des États-Unis, s'est vu confier par son université une mission dans une région sauvage d'Amérique latine. L'expédition conduit l'explorateur du monde civilisé au monde exubérant, barbare et archaïque des temps primitifs. Ce voyage épique à travers l'histoire le mène à la rencontre des différents âges traversés par l'humanité : la création, la conquête, l'âge de la foi chrétienne, l'âge de la sorcellerie, de la chasse, l'âge des mythes des origines. L'explorateur s'enchante de ce monde tout neuf et comme à l'état brut où il retrouve la joie de créer, l'exultation d'aimer. De retour à New York, il est comme la proie d'une malédiction : le souvenir et la nostalgie du grand fleuve agissent sur lui comme un poison mortel. El Acoso (1956, Chasse à l'homme), poursuit, autour du personnage d'un étudiant terroriste, l'analyse politique et critique de Cuba sous la dictature de Machado.
Après Guerra del tiempo (1958, Guerre du temps), l'histoire du monde caraïbe inspire encore El Siglo de las Luces (1962, Le Siècle des Lumières). Le thème est le prolongement de la Révolution française – thème majeur chez Carpentier – aux Antilles. Le récit est centré sur la figure énigmatique et pittoresque de Victor Hughes, né à Marseille, devenu pilote et commerçant à Port-au-Prince : il s'est fait le colporteur des idées révolutionnaires. Le décalage entre les innovations françaises et leur application à contre-temps aux Caraïbes produit un effet saisissant de distorsion burlesque et ridicule ; ce qui est mis en œuvre ailleurs est déjà condamné et châtié à Paris ; ici, la guillotine frappe déjà les nouveautés qui veulent s'installer là-bas. C'est toujours avec ambiguïté que Carpentier traite les thèmes révolutionnaires. L'ironie amère donne au style intensément coloré et imagé ces accents sourds de désespoir que l'on retrouve dans toute son œuvre. Mais « les mots ne tombent pas dans le vide », selon la citation du Zohar placée en exergue du livre : l'idée révolutionnaire poursuit son chemin malgré tout.
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Écrit par
- Bernard SESÉ : professeur émérite des Universités, membre correspondant de la Real Academia Española
Classification
Média
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