KIVI ALEKSIS (1834-1872)
« Les Sept Frères »
L'ensemble de la production de Kivi est, certes, attachant en raison de l'ampleur de l'inspiration et de la force d'expression qui définissent sa manière, mais, quand bien même tel essai théâtral, comme Lea, ou certains passages plus épiques que dramatiques de Kullervo, mériteraient qu'on s'y arrêtât, le meilleur de lui-même se trouve exprimé dans Les Sept Frères. C'est une œuvre inépuisable, d'une extraordinaire variété, et l'on comprend que la critique de l'époque se soit sentie mal à l'aise. Roman à la fois romantique, en ce qu'il exalte l'idéalisme national et enracine dans le cœur des humbles un ardent patriotisme, et réaliste par sa peinture exacte du petit peuple, son souci du détail quotidien, son humour populaire, exotique pour l'étranger, en fait parfaitement vu et rendu, sa facture expressive et sobre.
Les sept jeunes paysans de la ferme de Jukola, devenus orphelins, ont si peu envie de travailler qu'ils s'enfuient dans la solitude des forêts pour se dérober à leurs devoirs. Mais, au contact de la nature, la sagesse ancestrale et la loi de la vie reviennent en force. Les sept frères, après maintes aventures lamentables ou burlesques, finissent par défricher les marais, semer le blé, construire une vaste ferme ; ils cessent de boire et de se livrer à des jeux stupides ou dangereux, et... prennent la résolution d'apprendre à lire. Leur énergie triomphera des pires obstacles et de l'inclémence des saisons. Un jour, ils rentrent à Jukola, la tête haute. Plus personne ne songe à les tourner en ridicule. Symbole transparent, le plus jeune, Eero, qui s'est instruit tout seul à force de volonté et d'intelligence, deviendra « assesseur » et comptera parmi les gloires de son pays : « glorification d'une race de paysans par un paysan lettré », dit encore J.-L. Perret et il n'est pas surprenant que la Finlande tout entière ait vu dans ce livre l'expression vivante de son caractère et de ses aspirations.
On peut trouver dans Les Sept Frères un roman de mœurs truculent et haut en couleur, où les belles filles repoussent les avances de lourdauds sous prétexte qu'ils ne savent pas lire, où les gars s'étripent rudement après boire, le samedi soir, où l'on va à la ville vendre le produit des récoltes pour le boire séance tenante et rentrer les mains vides ; une satire humoristique de la crédulité populaire et du ravage des superstitions grossières, sur un ton de bon rire qui touche parfois au burlesque poétique (« Simeoni bouillit des pois / Et Timo crache dans les plats / Pour leur donner de la saveur ») ; un roman d'aventures mi-picaresques, mi-héroïques comme cette chasse à l'ours qui se termine par l'extermination de quarante bœufs ; un véritable poème épique avec tous les procédés du genre : dynamisme fruste du récit, grossissements des personnages et des faits, simplifications expressives. Alors, il n'est pas difficile de prendre une vieille haridelle, l'alcool et la nuit aidant, pour un démon et de la pourchasser avec des bûches enflammées, ou de mettre le feu à la maison dans un soir de ripaille, quitte à devoir s'enfuir en chemise dans la neige, un fusil à la main. Peut-être est-ce pourtant le réalisme puissant, fougueux de l'ensemble qui emporte finalement l'adhésion du lecteur.
Kivi a entrepris de rassembler en une œuvre homogène et dans un style nouveau d'innombrables éléments disparates qui, tous, tiennent à l'âme finlandaise, et qu'il s'agissait d'organiser. Le regard tantôt narquois, tantôt fraternel, tantôt sévère qu'il jette sur les siens est toujours empreint d'une sympathie profonde : les petits et les humbles y sont préférés parce qu'ils n'ont rien perdu de leur pureté originelle et si l'œuvre exalte culture et civilisation, ce n'est[...]
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Écrit par
- Régis BOYER : professeur émérite (langues, littératures et civilisation scandinaves) à l'université de Paris-IV-Sorbonne
Classification
Autres références
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FINLANDE
- Écrit par Régis BOYER , Maurice CARREZ , Encyclopædia Universalis , Lucien MUSSET et Yvette VEYRET-MEKDJIAN
- 22 487 mots
- 15 médias
...souvent les écrivains d'expressions brutales ou grossières, auxquelles l'harmonie naturelle de la langue se prête mal. Ainsi le père du réalisme finlandais, Aleksis Kivi (pseudonyme d'Aleksis Stenvall), pour puissant qu'il soit dans un chef-d'œuvre comme Les Sept Frères (1870), où pourtant...