SOLJÉNITSYNE ALEXANDRE ISSAÏEVITCH (1918-2008)
La Russie sous le fléau de Dieu
Août 14 est centré sur les dix jours d'août 1914 où se joua le sort de la IIe armée russe, commandée par le général Samsonov, qui se suicida à l'issue du désastre militaire. Le roman saisit les protagonistes en gros plan au moment mathématique où toutes les lignes du faisceau historique passent par eux. Contrairement à Tolstoï (qui figure dans son roman), Soljénitsyne croit que l'histoire est faite par les individus ; il traque l'instant de vérité, où l'homme, seul, opte pour le bien ou le mal, le vrai ou le faux. En un sens, Soljénitsyne est « existentialiste » : l'homme est ce qu'il décide d'être. Les pages militaires de ce roman sont d'une grandiose poésie. La décision militaire, que ce soit celle du général en chef ou du simple fantassin, est un moment qui fascine Soljénitsyne : le moment de l'abnégation où l'homme, mystérieusement mû, se libère des lois de la pesanteur biologique et cesse de se protéger lui-même. Portraits de capitaines nés, dialogues de guerriers dans la nuit étoilée, complicité émouvante du simple soldat et de son chef, égaux dans le sacrifice de soi, violente satire des Q.G. de généraux incapables et couards : tout s'organise autour d'intenses moments poétiques : la métaphore de l'aire de battage et du fléau de Dieu (empruntée au poète paysan Essenine) et celle de la forêt originelle, berceau d'innocence, de pureté, d'émotion liturgique. Dans le chaos de la défaite, des soldats épars regroupés en pleine forêt par le colonel Vorotyntsev reconstituent dans une symbolique clairière l'antique assemblée villageoise russe, le mir.
Cependant la deuxième partie d'Août 14, parue en 1983, apporte à l'économie du livre une retouche gigantesque, un flash-back de trois cents pages, intitulé « Extrait des nœuds précédents ». Ce retour va de 1899 à 1914, mais se concentre sur l'assassinat du Premier ministre Stolypine, à Kiev, le 1er septembre 1911. Déséquilibrant le livre, lui conférant un véritable suspens policier, écrit dans un halètement de courtes séquences, cet épisode révèle les difficultés que rencontra Soljénitsyne dans l'élaboration de son œuvre : il introduit, en contrepoint, d'immenses chapitres didactiques, très enlevés, l'un sur Nicolas II – hésitant quoique bien intentionné – l'autre sur Stolypine, le réformateur national cher à Soljénitsyne. Le symbolisme même se modifie. Au duel des regards, moment de la relation interpersonnelle, se substitue la fascination de tous par un seul : l'image du terroriste-funambule montant vertigineusement au mât du cirque. Le funambule Bogrov, l'assassin de Stolypine, est un dandy terroriste qui berne une police corrompue et bureaucratique devant la Russie, changée en arène de cirque.
Dans cette fresque historique, chaque nœud a son rythme propre. Celui d'Octobre 16 est ralenti, à l'image du front où règne l'accalmie. Celui de Mars 17 est haletant, atomisé, le récit dédoublé à l'infini semble une quête « unanimiste » d'instants éphémères dans la vie des rues de Petrograd en révolte, instants de peur, de lâcheté, de cabotinage sur fond de houle sauvage. Les grands protagonistes de l'histoire, Milioukov ou Kerenski, deviennent des poupées gonflées de mots et vides d'énergie. La trame de la fiction se raréfie, le didactisme grandit. L'auteur, désespérément, cherche les restes de ce qui fut l'homme russe, bon, courageux, tempérant...
La suite de cet article est accessible aux abonnés
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Georges NIVAT : professeur honoraire à l'université de Genève, recteur de l'université internationale Lomonosov à Genève, président des Rencontres internationales de Genève
Classification
Médias
Autres références
-
DAIX PIERRE (1922-2014)
- Écrit par Philippe PIGUET
- 802 mots
« Écoute, j’ai laissé raconter n’importe quoi sur moi ; mais toi, je t’aiderai. » Ces paroles de Picasso à Pierre Daix en disent long sur la capacité d’écoute que le peintre prêtait à l’écrivain, journaliste et historien d’art, né à Ivry-sur-Seine le 24 mai 1922, mort à ...
-
DURAND CLAUDE (1938-2015)
- Écrit par Claude COMBET
- 854 mots
Éditeur de Gabriel García Márquez et d’Alexandre Soljenitsyne, Claude Durand était considéré comme le « monstre sacré » de l’édition française, dont il a marqué les cinquante dernières années. Né le 9 novembre 1938 à Livry-Gargan (en Seine-Saint-Denis aujourd’hui), Claude Durand commence à travailler...
-
GUINZBOURG ALEXANDRE ILITCH (1936-2002)
- Écrit par Cécile VAISSIÉ
- 787 mots
Alexandre Guinzbourg fut l'un des plus célèbres dissidents soviétiques et joua un rôle majeur dans la définition des principes et des méthodes de cette dissidence. Né le 21 novembre 1936 à Moscou, il affirma très tôt son refus du conformisme : à treize ans, dans un pays qui prônait l'athéisme, il se...
-
GOULAG
- Écrit par Nicolas WERTH
- 3 867 mots
- 1 média
Trois ans à peine après la parution, en Occident, du livre phare d'Alexandre Soljenitsyne L'Archipel du Goulag (1973), le terme Goulag (pour Glavnoie Oupravlenie Laguerei, Direction principale des camps) fait son entrée dans le Grand Robert.
La reconnaissance du sigle-symbole Goulag marque...
- Afficher les 8 références