SOLJÉNITSYNE ALEXANDRE ISSAÏEVITCH (1918-2008)
Un poète de l'énergie
On a parfois accusé Soljénitsyne de passéisme artistique. Parce qu'il croit encore au personnage de roman. Et il est vrai que Soljénitsyne croit au réel, à l'autonomie humaine, à la révélation de l'homme dans l'épreuve. Du camp il garde et gardera à tout jamais la rapidité de réflexe du zek, l'ironie libératrice, la haine des fabriques industrielles du déchet humain. Mais à la Quête du Graal et au Parzifal d'Eschenbach il emprunte une lumière mystique qui baigne ses chevaliers du renoncement.
Cette quête de l'énergie et du vrai marque entièrement sa langue : la langue de Soljénitsyne est immédiatement reconnaissable à sa poétique propre. Elle vise à une détente énergétique maximale, comme dans la langue populaire, et dans le proverbe. Elle élimine du russe les « européanismes », gallicismes ou germanismes, elle restitue la syntaxe syncopée du parler populaire. Elle renoue avec les recherches linguistiques qui avaient marqué l'avancée poétique du début du siècle : Biely, Khlebnikov, et surtout Marina Tsvetaeva. Son œuvre de publiciste est également chargée de cette densité du langage, de cette énergie des raccourcis populaires. Ingénieur d'une histoire « lourde » qu'il grée de documents, de collages de matériaux et ponctue de la sanction ironique des proverbes-sentences, Soljénitsyne est aussi un maître de la forme courte : division des longs romans et brefs chapitres lyriques, condensation de l'histoire en « nœuds », intenses pauses poétiques, poèmes en prose (tant ses Miettes en prose que les poèmes insérés dans le roman ; par exemple, dans Le Pavillon des cancéreux, le chapitre sur l'abricotier en fleur). Contre la « langue de bois » de l'idéologie, dénationalisée, énucléée, Soljénitsyne mène avec fureur et verve une lutte acharnée. Le premier péché de Lénine, pour lui, c'est son style.
Ainsi, le publiciste Soljénitsyne ne peut être lu et compris qu'à la lumière du poète, de l'historien, du réformateur du langage. De la Lettre aux dirigeants (1973) à Comment réorganiser notre Russie (1990) et Le Problème russe au XXe siècle (1994), Soljénitsyne reste un disciple du grand révolté religieux du xviie siècle : Avvakum, qui déclarait : « Je n'ai cure de beau parler et n'humilie pas ma langue russe. » Le commun dénominateur de toutes ses prises de position est la quête du vrai visage de la Russie, un visage altéré par l'occidentalisation forcenée de Pierre le Grand, occulté par le libéralisme athée des Milioukov et autres leaders bourgeois du début du xxe siècle, définitivement mutilé par le totalitarisme idéologique. Qu'il y ait chez Soljénitsyne un héritage de la tradition russe antioccidentale est évident. Il a lu avec soin le Journal d'un écrivain de Dostoïevski et les articles de Constantin Leontiev. Sa condamnation virulente des « rapaces » le rapproche tantôt des écologistes, tantôt des réformateurs religieux. Son œuvre d'historien est inséparable de celle du romancier et de son souffle de prophète. Ses imprécations contre l'Occident repu, sa conviction que la liberté sans la foi religieuse ne peut que dégénérer viennent d'un patriote russe qui prêche le renoncement à l'empire, d'un sceptique de la démocratie prêt à lutter pour restaurer en Russie le self-government local, les zemstvo. Insaisissable avec nos instruments occidentaux, l'homme au visage de prophète tire sa force d'avoir su lutter seul contre le Léviathan soviétique, et d'avoir senti vaciller le géant sous ses coups. Son retour en Russie est comparable à celui de Hugo en France. Il a su et faire vaciller le géant, et saisir dans ses mains fortes la matière historique de deux décennies fatales dans l'histoire russe. Sa « roue rouge » dévale à jamais l'histoire catastrophique[...]
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Écrit par
- Georges NIVAT : professeur honoraire à l'université de Genève, recteur de l'université internationale Lomonosov à Genève, président des Rencontres internationales de Genève
Classification
Médias
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