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SCRIABINE ALEXANDRE NIKOLAÏEVITCH (1872-1915)

Une conception mystique de la musique

Entre 1904 et 1906, Scriabine tint un journal dans lequel il nota ses idées et ses réflexions philosophiques. La réalité lui apparaissait alors comme un complexe de sensations et le monde extérieur comme le résultat de l'activité créatrice. On sait qu'il avait lu la Clef de la théosophie et la Doctrine secrète de Hélène Petrovna Blavatzky, mais rien ne prouve qu'il ait jamais adhéré à la Société théosophique, même s'il fréquentait à Bruxelles plusieurs théosophes comme le linguiste Émile Sigogne et le peintre symboliste Jean Delville, auteur d'un livre, La Mission de l'art, et de la page de titre d'inspiration théosophique de Prométhée (Le Poème du feu), ébauché en 1909 à Bruxelles. Scriabine n'avait pas assisté à l'échec de la première exécution de son Poème de l'Extase à New York, le 11 décembre 1908. Conscient de la valeur de son œuvre, il avait accepté le fiasco avec une complète indifférence, car tous ses efforts étaient alors consacrés à la réorganisation complète de son univers sonore, afin de le rendre conforme aux buts fantastiques poursuivis sans relâche : la création d'une œuvre d'art total, magique, qui conduirait ses participants à l'extase collective et produirait le miracle de leur transformation spirituelle. Sous l'apparence statique des grands accords synthétiques de Prométhée, déroulés tantôt horizontalement, tantôt échafaudés en grands blocs monolithiques, se devine une dimension spirituelle qui commande à chaque instant au travail d'écriture. De même, la présence d'un clavier à couleurs dont les chromatismes accompagnent le vertige des sons selon des correspondances secrètes crée un climat sonore où l'on pressent des tourbillons sidéraux qui transcendent le temps. La pensée qui commande à l'élaboration d'une telle œuvre repose essentiellement sur la vision grandiose d'un monde en vibration constante, régi par la sympathie mutuelle des choses, d'un univers donc où « tout est lié, où tout est vibration ». Ainsi Scriabine entend-il agir « comme par magie » sur tout ce qui existe au moyen d'une œuvre parfaite, faisant appel à toutes les perceptions sensorielles : par la musique et la parole à l'ouïe, par les couleurs à la vision, par l'emploi d'un orgue à parfums à l'odorat et, au toucher, par les caresses de l'assistance. Certes, Prométhée n'est que le tout premier jalon d'une longue quête dont l'aboutissement ultime devait être la grandiose liturgie sacrée du Mystère, son Opus magnus dans le sens alchimique. L'ouvrage ne fut jamais écrit et seuls subsistent le texte poétique et cinquante-trois pages d'esquisses musicales de l'Acte préalable, devant servir précisément de « rituel préparatoire » au Mystère.

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Écrit par

  • : professeur d'histoire de la musique à l'Université de Paris-IV-Sorbonne, docteur en musicologie, docteur d'État ès lettres

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