ALEXANDRIE
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Une population mélangée
Le roi par sa présence, les administrations par leurs bureaux, les militaires par leurs troupes concentraient tous les pouvoirs dans la ville. Or l'esprit séditieux des Alexandrins et les mélanges de populations qui s'étaient produits dans ce centre cosmopolite en faisaient la proie désignée des agitateurs ou des révoltés. L'importance d'Alexandrie faisait du même coup sa faiblesse : car être maître de la capitale, c'était posséder l'Égypte. Polybe, l'historien qui visita l'Égypte sous le règne de Ptolémée VIII Évergète II (roi d'Égypte de 170 à 163 av. J.-C., de Cyrénaïque de 163 à 145 et de nouveau roi d'Égypte de 145 à 116), avait été frappé par cette menace qui pesait sur le pays du fait des éléments si divers qui peuplaient Alexandrie. Avec beaucoup de lucidité, Polybe, selon Strabon (XVII, i, 12), distingue les trois principaux groupes formant la population d'Alexandrie : l'élément indigène, égyptien, vif et irritable de nature, dit-il, et par conséquent fort difficile à gouverner ; l'élément mercenaire, composé de gens lourds et grossiers, mais conscients de leur importance, surtout quand le roi était méprisable ; enfin l'élément alexandrin, supérieur aux deux autres par son origine, car il était d'extraction grecque et, quoiqu'il fut de sang mêlé, se souvenait de la culture et des mœurs de son pays. Il faut avouer que ces trois groupes ne s'aimaient guère et eurent souvent l'occasion de se faire la guerre : tentative de Cléomène en 219 avant J.-C., soulèvement de 202 contre le régent Agathoklès, révolte de 170, troubles de 165 et tous ces mouvements séditieux qui jalonnèrent le règne de Ptolémée VIII Évergète II, notamment en 136-135, où le roi fut contraint de s'enfuir à Chypre. Des violences de ce type devaient aboutir, en 80, à la fin de Ptolémée XII Alexandre II qui, selon Appien, aurait été massacré dans le gymnase d'Alexandrie. Rarement organisés sous les Lagides, ces mouvements de la foule alexandrine étaient davantage des émeutes que des révolutions ; mais, sous les empereurs romains, l'opposition fut mieux orchestrée et plus systématique : elle fut durement réprimée. Il n'est que de rappeler les représailles que César exerça contre la ville, mettant, selon toute vraisemblance, le feu à la célèbre bibliothèque, soit par dessein délibéré, soit par accident.
Il est fort difficile d'évaluer le chiffre de la population alexandrine. Si l'on en croit Diodore, il y avait plus de trois cent mille hommes libres dans la cité, vers 60 avant J.-C. Cette évaluation incita J. Beloch à fixer le chiffre de la population totale à un demi-million d'habitants. Deuxième ville de l'empire, Alexandrie ne devait pas être loin de Rome pour le chiffre de la population. Un fait le prouve bien : le nombre et l'étendue des nécropoles. Les morts ne tiennent guère de place et l'on est toujours frappé de l'exiguïté des cimetières par rapport aux villes qui les entourent. À Alexandrie, c'est le contraire : on demeure confondu par les espaces que couvrent les tombes. En plus, la présence de loculi (tombes collectives) creusés en même temps, incite à penser qu'à certaines époques d'effroyables épidémies ont pu s'abattre sur la ville. La peste d'Athènes que décrit Thucydide ne fut-elle pas apportée par un bateau venant d'Égypte ? À la maladie s'ajoutait souvent le massacre, comme ce fut souvent le cas, au iiie siècle après J.-C., par exemple sous Caracalla. Il est donc permis de penser que le chiffre de la population ne fut pas constant. Il fut certes élevé, mais on ne peut sans réserve adopter celui d'un million, qu'avance Flavius Josèphe.
En revanche, on doit admettre avec lui que la communauté juive formait une minorité fort importante. Il l'évalue à cent mille âmes. Les Grecs seulement auraient ainsi précédé en nombre les Juifs. C'est fort vraisemblable, car ces derniers habitaient la ville depuis sa fondation : Alexandre leur avait attribué un quartier particulier, le quartier delta, sur la côte, mais à une certaine distance du port, au nord-est de la ville. Ce n'était nullement un ghetto, car ce quartier était limitrophe de celui du palais royal, et les synagogues et comptoirs juifs étaient établis à travers toute la ville. Venus en Égypte comme soldats, les Juifs, selon Flavius Josèphe, s'étaient montrés si loyaux envers le conquérant grec qu'il leur avait donné permission de s'établir sur un pied d'égalité avec les Grecs. La première preuve authentique de la présence de Juifs à Alexandrie est apportée par les inscriptions grecques et araméennes de la nécropole de l'Ibrahimieh, inscriptions remontant vraisemblablement à Ptolémée Ier Sôter et à Ptolémée II Philadelphe. La lettre d'Aristée parle de cent mille prisonniers juifs envoyés en Égypte à l'époque de Ptolémée Ier Sôter, puis affranchis sous Ptolémée II Philadelphe. Ne possédant pas le droit de cité alexandrin, les Juifs avaient leur juridiction propre, leurs finances, leur conseil des anciens, à la tête duquel se trouvait un ethnarque. Bref, ils formaient une communauté indépendante, mais officiellement reconnue. Se tenant ainsi à mi-distance de l'élément indigène et de l'élément gréco-macédonien, les Juifs furent amenés à nouer des alliances avec les uns ou les autres, profitant souvent mais pâtissant parfois de ces appuis commandés par les circonstances. Il exista un antijudaïsme alexandrin et il ne fut pas seulement littéraire. Qu'on se rappelle l'animosité de Ptolémée VIII Évergète II contre les Juifs, source du récit, sans doute inventé, qu'on lit au troisième livre des Macchabées : enfermés dans l'hippodrome, les Juifs auraient été placés devant des éléphants enivrés par des drogues et n'auraient dû leur salut qu'à l'apparition de deux anges planant au-dessus des monstres et les mettant en fuite. Plus réelles furent les persécutions exercées sous Néron, Trajan et Hadrien. La révolte juive fut alors matée durement et les Actes des païens martyrs nous permettent d'imaginer la brutalité de cette répression. Cependant la cohabitation des Juifs et des Alexandrins, malgré ces violences, se révéla bienfaisante : un homme comme Philon d'Alexandrie, issu d'une grande famille juive, put mener à bien son œuvre philosophique et théologique et la Lettre de Claude aux Alexandrins est un bel exemple de modération et de sagesse politique. C'est que les Juifs avaient leur place et leur rôle dans la vie d'Alexandrie.
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Écrit par
- André BERNAND : professeur à la faculté des lettres et sciences humaines de Dijon
- Jean-Yves EMPEREUR : directeur de recherche au C.N.R.S., directeur du Centre d'études alexandrines
- Jean-Marc PROST-TOURNIER : agrégé de l'Université, professeur à l'Institut de géographie du Proche et Moyen-Orient, Beyrouth
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Voir aussi
- ÉGYPTIEN ART
- ÉGYPTE, géographie
- HELLÉNISTIQUE ART
- ALEXANDRIE PHARE D'
- GRECQUE RELIGION
- PHAROS ÎLE DE
- LAGIDES ou PTOLÉMÉE LES
- ÉGYPTIENNE RELIGION
- ANTIJUDAÏSME
- NOME
- ÉGYPTE, histoire : l'Antiquité
- ALEXANDRIE, art
- BIBLIOTHÈQUE D'ALEXANDRIE
- VILLE, urbanisme et architecture
- JUIF HISTOIRE DU PEUPLE
- GRECQUE SCULPTURE
- ALEXANDRIE, histoire