GUERMAN ALEXEÏ (1938-2013)
Longtemps inconnu dans son propre pays et admiré de quelques happy few en Europe occidentale, le cinéaste Alexeï Guerman était « non un dissident, mais un résistant de l’intérieur » (M. Godet), ferraillant sans relâche contre les censeurs et la « glaciation » de l’ère brejnévienne. Il a relativement peu tourné (six longs-métrages en quarante ans), une lenteur qui s’explique en partie par un sens de la perfection poussé à l’extrême.
Il naît en 1938 à Leningrad (Saint-Pétersbourg aujourd’hui). Son père, Youri Guerman, est un écrivain reconnu qui fréquente l’intelligentsia (Grigori Kozintsev, Evgueni Schwarz, Anna Akhmatova). Il suit des études de théâtre, et non de cinéma, ce qui en fait plus ou moins un autodidacte lorsqu’il rejoint, en 1960, les studios Lenfilm où il travaille comme assistant réalisateur et également comme comédien. Il cosigne avec Grigori Aronov son premier film, Le Septième Compagnon (1967),qui passe relativement inaperçu, même s’il évoque l’épisode de la « terreur rouge » au moment de la révolution bolchevique et l’exécution d’otages après une tentative d’assassinat de Lénine. Le film montre un héros complexe, ballotté par l’Histoire : un ancien général tsariste, arrêté, accusé de trahison, innocenté et qui décide finalement de se mettre au service du nouveau régime.
Le thème du changement de camp est au cœur de son premier film personnel, La Vérification (1971). Le protagoniste, Lazarev, un prisonnier de guerre qui avait été enrôlé dans l’armée nazie, est capturé par les partisans. Ceux-ci lui laissent faire ses preuves en lui confiant des missions toujours plus périlleuses. Il finira par succomber. Le film pose la question plus générale des captifs de l’armée allemande, considérés comme des traîtres et emprisonnés à la fin de la guerre, relâchés en 1956 sans jamais avoir été réhabilités. L’unique copie du film est saisie, le studio condamné à rembourser tous les frais au Goskino (comité cinématographique d’État), et Guerman licencié. Peu après ce scandale, le cinéaste s’aperçoit que Le Septième Compagnon a subi un sort analogue et a tout simplement disparu de l’étagère.
Le film suivant, 20 Jours sans guerre (1976), est moins virulent et bénéficie du soutien d’un écrivain très populaire, Constantin Simonov, dont le récit autobiographique est ici adapté : le major Lopatine rentre en permission à Tachkent, alors qu’à Stalingrad la bataille semble amorcer un tournant décisif. La narration est encadrée par des scènes de tirs aériens qui contraignent les soldats à se plaquer au sol. À l’arrière, la misère règne tandis que la nomenklatura locale fête joyeusement Noël. Le « héros », quinquagénaire mélancolique, est interprété – à contre-emploi – par un acteur comique réputé, l’ancien clown Nikouline. Le film ne peut sortir en salle que grâce aux efforts déployés par Simonov. Mon ami Ivan Lapchine (1981-1984) adapte un récit du père de Guerman. Situé en 1935, il réunit dans un appartement communautaire un commissaire de la police secrète à la recherche de dangereux malfrats, une troupe de théâtre, un journaliste suicidaire. L’atmosphère lourde de suspicion, l’allusion à des pratiques de dénonciation suggèrent que nous nous trouvons à la veille des purges staliniennes.
À chaque fois, Alexeï Guerman aborde des événements fondateurs de la mythologie soviétique. Il s’efforce ainsi de réécrire l’histoire de la « grande guerre patriotique » après s’être attaqué à la révolution. Il subvertit les canons esthétiques du film de guerre, et ses modèles sont toujours des antihéros proches des hommes ordinaires. Généralement, il utilise le noir et blanc, avec, parfois des séquences en couleur. Sa manière de procéder est pointilliste : il multiplie les intrigues et les personnages secondaires, sans jamais chercher à donner un sens[...]
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Écrit par
- Nicole GABRIEL : agrégée d'allemand, maître de conférences en civilisation germanique à l'université de Paris-VII-Denis-Diderot
Classification
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