ALFES ou ELFES
Malgré leur allure énigmatique, qui tient certainement à leur grande antiquité, les alfes (álfar) constituent un intéressant sujet d'étude pour l'historien de la religion germano-nordique ancienne. Les grands poèmes de l'Edda les mettent sur le même plan que les ases, et le dieu Vane Freyr est réputé habiter leur univers (Álfheimr). Il s'agit donc d'entités certainement fondamentales, ne serait-ce que, parce que plus que toutes les autres, les alfes ont été victimes de confusions (notamment avec les nains, les landvaettir ou esprits tutélaires du sol) et de dégradations qui ont fini par masquer leur véritable identité.
Les alfes ont pu être des puissances, sur un mode collectif, de la fertilité-fécondité ou, ce qui peut-être revient au même, des esprits des morts « habitant » la terre. C'est à ce titre qu'on leur voua un culte, bien attesté, et qu'on leur offrit de solennels sacrifices, en particulier pour le solstice d'hiver, álfablót (sacrifice aux alfes) ou jól (scandinave moderne jul, notre Noël). Au titre de la fertilité-fécondité, ils ont peut-être constitué des émanations du Soleil, qui est appelé Álfrodull (Gloire des alfes) ; en tant qu'esprits des morts, ils justifieraient le culte, très vivant, des tertres funéraires qu'ils hantaient : Snorri Sturluson évoque à ce propos, dans son Ynglinga Saga, le roi Óláfr de Geirstadir, qui, une fois mort et inhumé sous un tertre, fut surnommé Geirstadaálfr (alfe de Geirstadir). Les alfes avaient le pouvoir de guérir ou de protéger, comme en témoignent encore les nombreuses pierres aux alfes ou meules aux alfes (älvstenar, älvkvarnar) du folklore scandinave.
Il semble qu'à une époque plus récente, sous des influences orientales sans doute, directement ou par l'intermédiaire de la Bible, ils aient à la fois pris figure plus humaine (ils adoptent une forme humaine et peuvent même engendrer des enfants, aux reines en particulier) et se soient rapprochés de créatures plus ou moins angéliques. C'est ainsi que Snorri distinguera ljósálfar (alfes clairs) et dökkálfar (alfes sombres), les uns bénéfiques, les autres maléfiques, ces derniers ayant, notamment, le pouvoir de rendre malade et surtout fou. Encore aujourd'hui, alvskot signifie colique, álfarbrunni urticaire, etc. En vieil allemand, alÞ a détrôné mahre pour cauchemar.
C'est là, sans doute, le début d'un processus de dégradation qui ira s'accentuant avec la christianisation. Les alfes deviendront les elfes des chansons populaires ou ballades (folkeviser) auxquels le romantisme fera une fortune : lutins moqueurs, secourables aux humains, en particulier pour favoriser l'accouchement des femmes, se déplaçant volontiers en bandes, mais conservant toujours, malgré tout, d'étranges affinités avec les morts et l'au-delà. Les poètes ont assuré leur gloire, en particulier celle du roi des elfes danois, le nain Andvari des sagas norroises qui n'est autre qu'Alberich dans le moyen haut-allemand de la Chanson des Nibelungen, dont nous avons fait Aubri, Aubéron, Obéron. Mais il est remarquable que, là où tant de divinités, beaucoup plus importantes en apparence, ont totalement disparu, ils soient parvenus à subsister. S'il fallait une preuve de la haute antiquité du manisme et du culte de la fertilité-fécondité dans le Nord, les alfes suffiraient à nous la fournir.
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Écrit par
- Régis BOYER : professeur émérite (langues, littératures et civilisation scandinaves) à l'université de Paris-IV-Sorbonne
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