HITCHCOCK ALFRED (1899-1980)
L'ellipse et le mystère
Un film de Hitchcock semble n'avoir pas d'autre ambition que de provoquer l'intérêt, l'émotion, le plaisir du spectateur. Jouer avec le public, telle est la tâche que se donne le cinéaste. Tâche modeste mais exigeante. En effet, pour que le jeu soit possible, il faut que chacun des trois partenaires – auteur, comédien, spectateur – trouve sa place.
Les apparitions de Hitchcock dans ses films sont, à cet égard, révélatrices de la place occupée par l'auteur. Dans La Mort aux trousses, par exemple, Hitchcock se montre dès la première minute parmi la foule qui sort des bureaux. Il essaie de monter dans un autobus, mais celui-ci est déjà plein. La porte se referme, laissant le cinéaste sur le trottoir au milieu des passants anonymes. Exit l'auteur. À nous de prendre le train de l'aventure.
C'est ici que commencent les malentendus. Pour beaucoup, l'auteur est quelqu'un qui se manifeste, affirme, dénonce, enseigne, délivre un message. Confusion moderne du maître à penser et de l'artiste, du professeur et du créateur. Nous sommes envahis de professeurs et de journalistes qui veulent se faire prendre pour des artistes. Comment reconnaître alors un auteur qui s'efface, s'absente, s'ingénie à ne rien dire. Au lieu de s'exprimer, il travaille à faire le vide. C'est ce que Chabrol avait très bien vu : « Hitchcock passait des années sur un scénario, des années pour y creuser des trous [...]. Quand il décidait de collaborer à un script, son grand plaisir consistait à percer des brèches dans la construction. »
Le comédien, lui, ne peut pas s'éclipser, puisque sa place est sur l'écran. Pourtant, là aussi, on découvre que Hitchcock préfère le mystère à la présence. On a souvent remarqué sa prédilection pour un type d'actrices. De Grace Kelly à Tippi Hedren en passant par Eva Marie-Saint, les blondes froides se retrouvent dans presque tous ses films. Ce sont des « icebergs brûlants », dit-il. Un trait commun entre ces comédiennes : une certaine pudeur, une beauté très parfaite, hors d'atteinte, une sexualité retenue qui décuple le désir parce qu'elle est une énigme.
Le comédien de Hitchcock est tout le contraire d'un « acteur » au sens étymologique. De même que l'auteur ne doit pas trop dire, l'acteur ne doit pas trop faire. Il est généralement plus passif qu'entreprenant. Les objets autour de lui le provoquent, le bousculent, le coincent. Prisonnier de la situation, ce sont ses regards qui trahissent le désarroi, la panique, la suspicion, la jalousie. Personnages et acteurs se dérobent, se défilent, toujours plus ou moins insaisissables. Loin de poser des caractères, Hitchcock dessine des ombres chinoises : platitude et opacité des personnages, on voit bien que cet art est indirect. Comédiens-mannequins, silhouettes faussement désinvoltes ou cyniques nous intriguent comme des masques.
Ainsi, tout personnage est d'abord un suspect. Ce qui se montre est destiné à recouvrir un secret. L'acteur est quelqu'un qui nous trompe. Il joue de son charme, de son indifférence, de sa méchanceté, pour cacher son désir. Marnie est une secrétaire exemplaire pour mieux vider les coffres-forts de ses employeurs. Elle vole pour faire de l'équitation. Mais pourquoi aime-t-elle les chevaux ? Et pourquoi a-t-elle peur du rouge ? Avec une impeccable logique, chaque énigme en appelle une autre. Quel est donc l'obscur objet du désir ?
Les « icebergs brûlants » de Hitchcock ont, comme tous les icebergs, une profondeur insondable et vertigineuse. La partie visible est mince en regard de ce qui plonge sous la mer. Il y a du feu sous la glace. La profondeur n'est pas le contraire du vide. Elle est de l'ordre du vertige. Il faut démasquer les alibis, traverser les apparences. La vérité ne se donne pas. Elle[...]
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Écrit par
- Jean COLLET : docteur ès lettres, professeur à l'université de Paris-V-René-Descartes, critique de cinéma
Classification
Médias
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