HITCHCOCK ALFRED (1899-1980)
Soupçons...
La place du spectateur est à la mesure de ces vides creusés dans le film par l'auteur et les comédiens. Elle est immense. On a souvent jeté le discrédit sur l'œuvre de Hitchcock en parlant de manipulation. Comme s'il pouvait y avoir du cinéma sans manipulation ! Ceux qui tournent des films avec la prétention de changer le monde et de faire entendre leur message seraient-ils moins manipulateurs ?
La force des images de Hitchcock est évidente. Mais le pouvoir du cinéaste n'est jamais ici au service de quelque idée, thèse ou théorie. L'art de Hitchcock est sans message. Il est au contraire l'instrument du soupçon. Hitchcock, certes, allume notre désir, polarise notre attention, notre sympathie ou notre méfiance à l'égard de tel ou tel personnage. Mais jamais le cinéaste ne cherche à nous faire aimer ou haïr ce qu'il croirait juste de défendre ou de combattre. Même un film de propagande antinazie comme Correspondant 17 échappe heureusement à l'intention de départ, devient une réflexion sur le mal au moins autant qu'une mobilisation contre lui.
Car il s'agit de mettre en question le désir lui-même. Désir du personnage et du spectateur. Nous savons qu'un homme va être tué quand le coup de timbale retentira au cours de l'exécution de la cantate (L'Homme qui en savait trop). Nous attendons l'instant décisif. Autrement dit, nous désirons voir le meurtre, et aussi l'empêcher. Nous avons à la fois envie de la violence et peur de la violence. Le travail de Hitchcock s'efforce de retenir, déplacer, relancer le désir. Moyennant quoi, il nous donne le moyen d'en saisir l'ambivalence.
On pourrait soutenir le paradoxe suivant : les films de Hitchcock ne sont pas des films d'action. Ce sont des films d'émotion.
Ce qui est dilaté, mis en valeur par l'écran n'est pas le moment où l'on agit, mais les battements de cœur, l'impatience, l'appréhension et les hésitations qui précèdent l'acte, le remords et la culpabilité qui le suivent. Comme tous les grands créateurs anxieux, Hitchcock se sert de son art pour apprivoiser l'angoisse, la rêver et la ruminer. Son cinéma est parfois cauchemardesque (Psychose, Les Oiseaux, Le Rideau déchiré), mais la psychanalyse nous apprend que le cauchemar, comme le rêve, est la réalisation d'un désir. Il nous fait revivre une situation que nous n'avons pu maîtriser parce que nous étions fous d'angoisse, submergés par la peur. Recréer de telles épreuves, les rendre accessibles par la fiction, maîtrisables par l'humour et le spectacle, est une des plus nobles fonctions de l'artiste. Au lieu de mépriser les cinéastes qui font peur, et les spectateurs qui paient pour avoir peur, les esprits forts pourraient se demander pourquoi ils réagissent avec tant d'ironie là où d'autres sont bouleversés.
En ce sens, on ne peut échapper au cinéma de Hitchcock qu'en mutilant la part la plus fragile, la plus précieuse et la plus intime de soi-même. L'intelligence du cinéaste vise à nous désarmer. Il nous met à nu pour nous faire retrouver les terreurs de l'enfance et imaginer l'effroi de la mort.
S'il est un des plus grands auteurs de films, c'est parce qu'il se sert des images pour explorer cette zone souterraine et ténébreuse où le réel ne peut être circonscrit par les mots. Le danger du langage, du savoir et de toute culture, c'est de nous donner l'illusion que le monde peut être découpé vraiment à la mesure de nos paradigmes. Le domaine du bien et celui du mal, du beau et du laid, de l'attraction et de la répulsion, etc. Il faut n'avoir jamais rêvé, ni pénétré une œuvre d'art, pour ne pas ressentir la précarité des frontières tracées par les mots devant les forces obscures du désir.
Lorsque Truffaut[...]
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Écrit par
- Jean COLLET : docteur ès lettres, professeur à l'université de Paris-V-René-Descartes, critique de cinéma
Classification
Médias
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