ALICE AU PAYS DES MERVEILLES (T. Burton)
Depuis ses premiers courts-métrages, Vincent (1982) et Frankenweenie (1984), les personnages de Tim Burton hésitent presque toujours entre l'enfance et l'âge adulte ; jusqu'à présent, seul Sweeney Todd (2007), où le cinéaste nous livre sa part obscure, apparaît fermement campé dans la maturité. Ces êtres incertains basculent, dans leur quête d'absolu, d'un monde dans l'autre : réel et imaginaire, misère et ostentation, gaîté et macabre. Le jeu de Johnny Depp a su donner à cette thématique une dimension ludique. Dès Edward aux mains d'argent (1990), il en fixait les caractéristiques. Mais un virage semble s'amorcer avec les dernières rencontres entre l'acteur et le cinéaste. Inspiré par la figure de Michael Jackson, Willy Wonka (Charlie et la chocolaterie, 2005) nous montre un adulte qui n'est plus que la caricature d'un enfant. Quant à Sweeney, on l'a dit, c'est un adulte meurtri : même la vision ou le souvenir de la jeunesse ne peuvent apaiser sa rage meurtrière. Enfin, dans Alice au pays des merveilles (2010), Johnny Depp est un personnage secondaire, chapelier fou aux boucles rousses et aux yeux d'émeraude, à l'inquiétant sourire de cire, alors que chez Lewis Carroll il n'était qu'extravagant.
Les références au conte courent en filigrane de toute l'œuvre et de tout l'imaginaire de Tim Burton, Alice manifestant par excellence la qualité janusienne d'un personnage capable de regarder simultanément vers l'enfance et vers l'âge adulte, vers le réel et vers le surréel. La rencontre de l'univers du cinéaste et de celui de l'écrivain-mathématicien était dès lors sinon inévitable du moins parfaitement envisageable. Elle se matérialise avec un film dont l'étrangeté a déconcerté à la fois les carolliens puristes et les burtoniens fanatiques. Car Alice au pays des merveilles, bien qu'il mette en scène des personnages et des épisodes attendus, ne se limite pas à une simple illustration du livre source. Burton et sa scénariste, Linda Woolverton, ont imaginé une Alice de dix-neuf ans qui, à la veille d'un mariage qui s'annonce bien terne, revisite le pays des merveilles. Cette nouvelle Alice, que le mariage va peut-être précipiter dans le conformisme de l'âge adulte, est donc une incarnation de la double vue chère à Burton. Le regard de cette jeune fille en fin d'adolescence accuse autant la folie du chapelier et la cruauté de la ridicule Reine Rouge (merveilleuse interprétation d'Helena Bonham-Carter) que le décorum ampoulé du fiancé. Jusqu'à la Reine Blanche (Anne Hathaway), supposée raisonnable, dont la chevelure de neige et le teint blafard suggèrent l'aspect ectoplasmique, voire mortifère. Par ce biais, ainsi que dans la multiplication des personnages doubles (les jumeaux obèses) ou complémentaires (les deux Reines), qui matérialisent ce déchirement propre à son univers, Burton fait sien un projet qui aurait pu lui échapper.
Pour donner vie à une invention visuelle dont aucune adaptation cinématographique antérieure n'avait réussi à approcher la fantaisie, le cinéaste a utilisé au mieux la technologie de pointe des studios Disney. C'est là même que Tim Burton avait autrefois fait ses classes, notamment en collaborant modestement à Rox et Rouky (1981). De son côté, avant que Mickey ne s'impose, Walt Disney avait créé en 1923, en s'inspirant du livre de Caroll, les Alice's Comedies, qui intégraient un personnage de fillette réelle à un environnement de dessin animé. Ce n'est qu'au début des années 1950 que la véritable adaptation vit le jour, après plus d'une douzaine d'années de gestation. L'œuvre avait en son temps dérouté le public familial : son absurdité, sa cruauté, et son goût du nonsense proches du texte d'origine[...]
La suite de cet article est accessible aux abonnés
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Christian VIVIANI
: historien du cinéma, professeur émérite, université de Caen-Normandie, membre du comité de rédaction de la revue
Positif
Classification