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ALIÉNATION

Analyse d'un complexe sémantique

Le mot français

Il faut tenir compte d'un fait majeur : le terme français « aliénation » est, d'une part, un mot appartenant au fonds français, d'autre part, la traduction approchée d'un groupe de mots allemands qui véhiculent une tout autre tradition de pensée. Il importe donc d'isoler d'abord la fibre de sens qui est de notre fonds et de chercher le principe de limitation propre à cette tradition.

La chose est possible, parce que le mot français aliénation a un champ sémantique assez bien délimité, du moins avant Rousseau. C'est Rousseau, en effet, qui lui octroie la première extension massive, par l'usage qu'il en fait dans Le Contrat social, et le prépare ainsi à recueillir, par voie de traduction, les significations véhiculées par ailleurs dans la philosophie allemande.

Avant Rousseau, le mot aliénation, qui est un calque de l'alienatio latine, appartient principalement à la langue juridique. Il signifie la cession, le don ou la vente de ce que l'on possède à titre de propriété. Il est utilisé en français en ce sens dès le xiiie siècle. À côté de lui chemine le sens d'aliénation d'espritalienatio mentis – qu'on rencontre au xve siècle et qui s'est conservé jusqu'à nos jours (l'aliénation mentale de Pinel)... Mais ces deux valeurs d'usage ne se mêlent pas et sont bien distinguées par les contextes. Il faut en dire de même de l'un ou l'autre des usages mineurs qui eurent une moindre influence sur le destin du mot. Ainsi, alienare, au sens de rendre étranger, hostile, alienatio, au sens de dissociation et d'hostilité, sont repris en français et se lisent chez Calvin et Montaigne. On les relève chez des auteurs du xviiie siècle (Mirabeau : « mettre l'aliénation à la place de la confiance »). Toutes ces acceptions ont gardé leur autonomie au cours d'une histoire qui semble terminée aujourd'hui (l'aliénation mentale est même morte en psychiatrie).

Quant au sens juridique de l'aliénation, à l'aliénation-vente, son développement se fait dans le sens d'une abstraction croissante de la relation par rapport aux choses échangées. C'est ce processus d'abstraction qui rend possibles les additions de sens ultérieures (à l'intérieur du droit romain lui-même, on assiste déjà au progrès de l'abstraction : à la cérémonie, pleine de réalisme, de la mancipatio où l'acquéreur saisit la chose en main et prononce la formule solennelle qui affirme son droit sur la chose, succède le symbolisme de la pesée, lequel va se réduire à un simple échange de paroles, à un contrat verbal). Mais, même sous la forme abstraite de la cession d'un titre de propriété ou d'un droit, cette signification du terme aliénation a subsisté jusqu'à nous, sans aucunement être affectée par les autres significations dont le mot s'est chargé ultérieurement.

C'est la philosophie du contrat qui inaugure la carrière philosophique du mot aliénation. On connaît le problème du contrat : est-il possible de concevoir un acte – et même un acte volontaire – qui constituerait l'origine du pouvoir politique, plus précisément l'origine du caractère de souveraineté que l'individu ressent comme une contrainte ? Si cet acte doit être autre chose que la simple démission de volonté de l'esclave entre les mains d'un maître, bref, s'il ne doit pas engendrer un pacte de sujétion, il faut que cet acte soit un acte d'association. Mais de quelle nature ? C'est ici que Hobbes introduit une expression qui, traduite, reprise et corrigée par Rousseau, deviendra l'aliénation. Dans le contrat selon Hobbes, chaque membre du Commonwealth cède son droit de se gouverner à un homme ou à une assemblée bénéficiaire du désistement[...]

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Écrit par

  • : professeur émérite à l'université de Paris-X, professeur à l'université de Chicago

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