ALIÉNATION
De Hegel à Marx
Ce qui a préparé de loin cette greffe, c'est le caractère éminemment créateur de l'aliénation ; dans le système hégélien, l'Entäusserung, avec sa négativité propre, est un instrument de rationalité ; à tous les niveaux du système elle assure le passage de l'immédiat au médiat ; elle introduit dans l'indivision et la confusion initiales les médiations grâce à quoi les contradictions sont dépassées. Avec Hegel l'aliénation est le chemin obligé, non seulement de la scission tragique, mais de la médiation logique. La philosophie n'est plus alors méditation sur les contradictions, sur les antinomies, donc sur les limites de la raison, comme chez Kant, mais sur la négation « retenue et surmontée » (Aufhebung), bref sur la réconciliation pensée. L'aliénation n'est le triomphe du négatif qu'en vue de la réconciliation de l'être avec lui-même, par-delà le déchirement. L'aliénation devient alors l'instrument efficace de la construction progressive d'une réalité foncièrement rationnelle. On ne saurait trop insister sur ce point : l'aliénation veut non seulement réunir le tragique et le logique, mais, plus fondamentalement encore, le rationnel et le réel.
Mais l'héritage hégélien ne se borne pas là : on a exhumé au début du siècle toute une œuvre de jeunesse où l'aliénation a un sens essentiellement péjoratif ; ce que nous traduisons ici par aliénation est l'autre racine allemande (fremd, Entfremdung), laquelle correspond à l'alienatio latine. Dans ses Écrits théologiques de jeunesse, Hegel critique essentiellement le Dieu étranger, éloigné, séparé du monde, qui domine l'homme comme un maître et duquel ne participe rien de créé, rien d'humain ; le terme fremd désigne ici le moment de transcendance, le contraire de la participation du fini à l'infini, l'extériorité qui opprime et qui écrase ; la relation maître-esclave est installée au lieu même de la rencontre du fini et de l'infini. Dans ce contexte, l'aliénation n'est pas le procès créateur de l'Être-Autre, mais désigne la scission avec soi-même caractéristique de la « conscience malheureuse ».
Nous assistons ainsi à un dédoublement de l'aliénation : l'aliénation-extériorisation qui, appliquée à l'absolu et à la genèse du fini, en désigne la rationalité profonde ; l'aliénation-étrangéité qui, appliquée à la conscience religieuse des hommes, en exprime le malheur, donc l'irrationalité.
Dans la Phénoménologie de l'esprit, qui termine la phase des écrits de jeunesse et inaugure la série des grandes œuvres spéculatives, cette aliénation-malheur est incorporée au processus entier des figures par lesquelles doit passer la conscience humaine pour s'éduquer à la véritable vie de l'esprit, jusqu'à la réconciliation dans le savoir absolu. On peut dire en ce sens que l'aliénation-malheur est subordonnée à l'aliénation-extériorisation, dont on a dit plus haut la fécondité et la rationalité profondes. Mais elle n'est pas complètement absorbée ; elle forme un noyau parfaitement discernable et relativement isolable. Le fameux chapitre sur la « conscience malheureuse » a même pu être considéré comme la cellule mélodique de laquelle est sortie toute la Phénoménologie de l'esprit. L'aliénation y désigne ce moment où la conscience religieuse intériorise la relation du maître et de l'esclave. Dieu est cet Autre absolu que la conscience s'oppose à soi-même comme son maître et en face de qui elle se tient pour rien. Certes, pour Hegel, la « conscience malheureuse » n'est pas la religion vraie ; celle-ci marque la victoire sur le Dieu étranger, l'accès au Dieu-esprit, entièrement immanent à ce qui le manifeste et le révèle. Il reste néanmoins[...]
La suite de cet article est accessible aux abonnés
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Paul RICŒUR : professeur émérite à l'université de Paris-X, professeur à l'université de Chicago
Classification
Autres références
-
ALIÉNATION, sociologie
- Écrit par Jean-Pierre DURAND
- 729 mots
Pour les sociologues, le concept d'aliénation a été forgé par Karl Marx à la suite de ses lectures de Hegel. Lors du rapport salarial capitaliste, le résultat du travail de l'ouvrier ne lui appartient pas puisqu'il a échangé un temps de travail contre un salaire. À la fin de cet échange...
-
ANARCHISME
- Écrit par Henri ARVON , Encyclopædia Universalis , Jean MAITRON et Robert PARIS
- 13 391 mots
- 7 médias
-
ANTIPSYCHIATRIE
- Écrit par Robert LEFORT
- 2 424 mots
...sur cette voie quand on pense qu'une thérapeutique classique ou médicamenteuse vise d'abord à priver le sujet de son expression propre. Laing dénonce l' aliénation imposée par la société pour qu'on y soit accepté, aliénation dans une culture qui amène l'auteur à poser la possibilité d'une ... -
LE CAPITAL, Karl Marx - Fiche de lecture
- Écrit par Annie SORIOT
- 1 125 mots
- 2 médias
...constamment les lois de son fonctionnement. C'est aussi un travail engagé mettant l'accent sur la puissance historique et la violence du capitalisme. Les trois livres du Capital, parfois contradictoires, sont néanmoins unifiés par le concept d'aliénation. L'individu de la société capitaliste... -
DISCOURS DE LA SERVITUDE VOLONTAIRE, Étienne de La Boétie - Fiche de lecture
- Écrit par Raoul VANEIGEM
- 1 259 mots
Or quelle est la cause des malheurs qui accablent une quantité si considérable d'hommes ? Faut-il les imputer à la toute-puissance d'un impitoyable maître ? Mais celui-là, remarque La Boétie, « n'a que deux yeux, n'a que deux mains, n'a qu'un corps, et n'a autre chose que ce qu'a le moindre homme du... - Afficher les 21 références