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ALIMENTATION (Comportement et pratiques alimentaires) Anthropologie de l'alimentation

L'un et le multiple

Au-delà des personnes, l'anthropologie entreprend d'étudier des systèmes de relations sociales dotés de modes de fonctionnement pas toujours rigoureux. En mettant en place leurs propres stratégies acquisitives, en contrôlant les échanges, en associant des valeurs, et en imposant des normes, les sociétés reconnaissent l'importance que la moindre denrée peut avoir dans leur politique de reproduction. Or le spécialiste de l'alimentation se doit de tenir compte aussi de l'individu parce qu'il sait que tout part d'un simple problème de survie. C'est donc en confrontant les logiques individuelle et collective que l'analyste tente d'expliquer comment il arrive qu'un même produit – une boisson fermentée par exemple – suscite des conceptions fort distinctes selon le contexte de référence.

Le regard de l'anthropologue

La complexité même du système alimentaire l'entraîne à devenir un élément d'articulation de l'ensemble de la structure socioculturelle et pousse les anthropologues spécialisés à recourir aux méthodes préconisées par l'ethnoscience pour faire apparaître la diversité des relations systémiques mises en jeu. Là où le nutritionniste jugerait irrationnel, voire dangereux, l'usage de tel produit ou de telle pratique, l'anthropologue soulignera leur complémentarité avec des denrées voisines, résultat d'une adaptation précise aux conditions environnementales (hygrométrie, ensoleillement, altitude) et aux conceptions cosmologiques du groupe. Pourquoi accorder mille vertus diététiques à un improbable régime méditerranéen si l'on juge inutile d'importer par la même occasion le mode de vie qui l'accompagne ?

L'anthropologue social peut utiliser sur le terrain l'étude de l'alimentation comme fil rouge épistémologique. Il dispose en tout cas d'un avantage certain sur ses collègues historiens avec l'observation participante, qui lui permet d'accéder à l'ensemble d'un système. L'historien n'ignore rien des limites des archives disponibles. Elles sont souvent fragmentaires, éparses, n'informant que sur les modes de vie des puissants, ou relevant au contraire des livres de comptes d'institutions officielles telles que les hôpitaux, les prisons, les couvents ou les monastères. Même si la « nouvelle archéologie » a permis des avancées sérieuses avec ses études sur les restes de foyer, les coprolithes ou les microtraces, les spécialistes du passé peinent encore à définir avec exactitude les stratégies utilisées par les individus dans le but d'exploiter au mieux les ressources de la nature « sauvage » proche, les plantes et animaux non domestiqués, les insectes, ils éprouvent des difficultés à discriminer les prises alimentaires spécifiques aux enfants, aux femmes...

Faute de moyens adéquats, comment déterminer la place réelle de la gastronomie dans l'alimentation d'une société, comment percevoir les processus cognitifs qui enrichissent le domaine en dehors des cahiers de recettes ? Les historiens sont parfois contraints de traiter de décorum, de symbolique, d'efficacité comptable, et d'abandonner les aspects fondamentaux de l'alimentation en tant que mode de perpétuation de la société entière. Or c'est précisément devant l'évidence que la cuisson des aliments est le plus souvent l'apanage d'un monde féminin déjà investi de la fonction reproductive que des historiens comme Jean-Louis Flandrin se sont efforcés de rassembler alimentation et sexualité. Cette ligne de recherche corroborait en quelque sorte la démarche de l'ethnologue convaincu qu'il franchit un pas décisif dans son travail de terrain au moment où sa présence est tolérée dans la cuisine d'une famille paysanne ; il sait qu'il touche alors à une forme d'intimité et se rapproche d'une immatérialité[...]

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Écrit par

  • : docteur en anthropologie (E.H.E.S.S.), chargé de recherche au C.N.R.S.

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Riz (épis) - crédits : A. Vergani/ De Agostini/ Getty Images

Riz (épis)

Récolte de taro à Hawaii - crédits : G. Sioen/ De Agostini/ Getty Images

Récolte de taro à Hawaii

Manioc - crédits : M. Brambilla/ De Agostini/ Getty Images

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