ALLEMAGNE / ANNÉES 1920 / NOUVELLE OBJECTIVITÉ / AUGUST SANDER (exposition)
Une rationalité trompeuse
La notion d’objectivité, qui implique le projet d’une culture de masse, républicaine et démocratique, prend un aspect différent selon que l’on évoque Guérite dugarde-barrière (1925) de Georg Scholz ou telle photo du lotissement de Dessau-Törten (1927) de Walter Gropius, le règne des choses (Albert Renger-Patzsch) et celui de la technique, voire du bricolage, comme on le voit dans Printemps fané. Autoportrait en amateur de radio de Wilhelm Heise (1926), le vide des installations industrielles (Carl Grossberg) ou la foule des travailleurs (Karl Völker). Une thématique est sans doute nécessaire pour structurer une réalité qui prétend dicter sa loi à l’art, mais au prix d’une construction qui n’élimine pas, bien au contraire, le sentiment d’une troublante complexité. Un tableau « vériste » comme Gläser(1927) de Hannah Höch rappelle in absentia l’importance de ses photomontages féministes en ces mêmes années, et l’ombre portée de Dada sur un idéal de transparence. Double Portrait (1923) de Max Beckmann laisse peu présager de cette « objectivité transcendantale » qu’il appelait de ses vœux et qu’exprimera en 1934 Voyage sur lepoisson. Les toiles d’Otto Dix, en particulier le Portrait de la danseuse Anita Berber (1925), montrent à quel point le peintre était foncièrement, au cœur de son époque, hors catégorie. Ces lignes de fuite pourraient être prolongées, à propos de l’expressionnisme, du surréalisme, du constructivisme, sans parler des conséquences pour le réalisme socialiste prôné à partir de 1934 en URSS par Andreï Jdanov. Ainsi, la Nouvelle Objectivité représente un moment dans un ensemble qui comprend aussi Emil Nolde, Kurt Schwitters, Paul Klee, El Lissitzky ou encore Raoul Hausmann, dont Tête mécanique (1919) annonce ici l’ambivalence corrosive. Un moment qui interroge aussi la fonction réformatrice de l’art et son rapport à la société, au centre de postulations contradictoires. Que ce soit Berlin Alexanderplatz d’Alfred Döblin en 1929, Gilgi, eine von uns, le roman féministe à succès d’Irmgard Keun en 1931, la vision carnavalesque de la dialectique du théâtre de Bertolt Brecht, les essais critiques de Karl Jaspers, Ernst Bloch, Walter Benjamin, Siegfried Kracauer, les textes viennent confirmer la conscience aiguë d’une actualité qui exprime, par des formes nouvelles, une profondeur insoupçonnée. Avec Dresde, Munich, Cologne, Karlsruhe et Düsseldorf, Berlin, dont le film de Walter Ruttmann (Berlin. DieSinfonie der Grosstadt, 1927) donne une vision rythmique, cristallise cet univers où la froideur des apparences révèle sa vraie nature. La sexualité s’affiche, l’homosexualité trouve une représentation, la violence également qui obsède et fascine, donnant des œuvres exceptionnelles où s’impose la vérité d’Otto Dix.
Quelle que soit l’importance sociale des thématiques qui regroupent dans l’exposition des artistes de valeur inégale, on perçoit dans toute sa dimension la capacité de l’art à inventer une réalité qu’il est seul à pouvoir révéler. Il faut la peinture et la photographie, le film et le dessin, la musique et la danse pour qu’existe une dimension qui transcende l’illustration ou la chronique d’une époque au profit de ce qui lui échappe, à savoir son inconscient. La modernisation des points de vue critiques concernant l’américanisme dans l’industrie et les spectacles, l’idéologie politique, le modernisme architectural ou encore la question du genre invite à concevoir une autre forme d’actualisation, celle que propose l’art allemand de la fin du xxe siècle : Gerhard Richter, Markus Lüpertz, Georg Baselitz, Jörg Immendorff, A. R. Penck, autant d’expressions différenciées qui permettraient de reconsidérer les ambitions et les illusions de la Nouvelle Objectivité parmi les ressources post-expressionnistes du passé allemand.[...]
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Écrit par
- Éric DARRAGON : professeur émérite d'histoire de l'art contemporain à l'université de Paris-I-Panthéon-Sorbonne
Classification
Média