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ALTRUISME

Autrui : l'obligation et la trace

Autrui comme autre que moi, qui se refuse originellement à l'identification, qui pourtant me lie à lui jusqu'à fissurer mon moi, et m'ouvre sans tristesse sur l'abîme des commencements et l'indistinction de la fin, telle pourrait être, simplifiée à l'extrême, la thèse d' Emmanuel Levinas, le penseur le plus radical de l'altérité. Éthique ? Non, si l'on entend par là le corollaire d'une conception du monde, un système de valeurs, de droits et de devoirs. Oui, si on la prend comme « optique », c'est-à-dire une perspective d'intelligibilité qui ne coïncide pas avec la priorité de l'évidence rationnelle, de « la vision des idées ».

Indétachable de la tradition phénoménologique (Husserl, Heidegger) mais aussi de la tradition juive pharisienne, la pensée de Levinas se développe non pas à partir d'une déception de la raison, mais d'une sorte de désaveu de son désir premier, celui de l'absolument autre, « le désir métaphysique ». Le Bien chez Platon, l'idée cartésienne de l'infini, l'exaltation de la raison pratique chez Kant, le désir de la reconnaissance chez Hegel, le dégrisement de la raison chez Heidegger témoignent de la permanence de ce désir aux ailes coupées par le discours. Or, pour Levinas, ce désir a un point d'ancrage dans l'immédiat, le visage d'autrui.

Le paradoxe du visage est qu'à la fois il se montre et dérobe quelque chose de lui-même en sa monstration, énigme, non-phénomène. Le face-à-face n'est pas co-présence, il est proximité. Celle-ci n'est pas proximité de l'égal à de l'égal, mais asymétrie, primauté de l'autre, renversement donc du geste premier de la conscience, la maîtrise du spectacle. Cette asymétrie revêt un double aspect, autrui apparaît comme « chose » infirme, suppliante, malléable, mais aussi dans la dimension de la hauteur, foncièrement irréductible. Cette misère et cette hauteur arrachent le moi à l'in-différence, font obligation, assignent. Cette assignation ne vient donc pas d'une voix intérieure, elle est imposition du dehors. Le mouvement vers autrui n'est pas élan de générosité ou d'initiative, mais réponse. Et, en raison de son origine dans l'autre, ce mouvement tend à être mouvement extatique, exode, sortie de soi. Son expression première est le souffle dans le dire, cette expiration dans le geste de la parole disant, avant tout contenu, « me voici ». Cette relation d'asymétrie obligeante est pour Levinas l'expérience originelle.

Toutefois, la relation éthique est d'emblée relation à tout autre, à tous les autres. Dès lors, si le premier mot est « me voici », les autres appellent à l'exercice du langage de la justice, de la raison calculatrice, visant à l'universel, de la philosophie, « sagesse du désir ». Ce caractère second et nécessaire de la thématisation vérifie le caractère originaire de la relation éthique : le désir de l'intelligibilité, âme de la philosophie, ne dirait pas la nature véritable de la pensée. Dans la « logique » du primat d'autrui, la pensée, originairement aussi, serait éveil, réveil, insomnie, question, herméneutique perpétuelle. Et c'est dans cette veille à partir de l'assujettissement à autrui que Levinas se sent autorisé à penser la transcendance absolue, Dieu, ni sujet ni objet, mais dans la dimension de l'illéité, de la troisième personne. Autrui en serait la trace. L'infini est proche, non présent, toujours déjà passé. Nous serions dans l'à-Dieu. Dans cette éthique sans moralisme, autrui déchire la trame du continu ; le moi est dans le temps convoqué au Jugement dernier. Le tribunal de l'histoire se rassemble trop tard. Il est foncièrement injuste.[...]

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Écrit par

  • : professeur de philosophie au Centre Sèvres, rédacteur à la revue Études, écrivain et traducteur

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La découverte du Nouveau Monde - crédits : New York Public Library/ Rawpixel ; CC0

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