ALTRUISME
La connaissance d'autrui
Levinas décrit admirablement la percussion d'autrui, révolution post-copernicienne où l'autre a pris la place du soleil. Merleau-Ponty, dans un texte inachevé (La Prose du monde), d'une rare et subtile élégance, tente de cerner ce qu'est la connaissance d'autrui et son bien incommensurable.
Il part d'un double constat. L'un d'évidence, l'autre de perplexité. D'un côté un livre, un échange révèlent sans conteste l'empiétement de moi sur autrui et d'autrui sur moi. Mais, d'un autre côté, où localiser cet autre sujet percevant ? « Autrui ne se présente jamais de face. » Il n'est pas dans les choses, il n'est pas figé dans son corps, pourtant il n'est pas moi. L'expérience première est celle de « mon double errant », en mystérieux décalage, me faisant inévitablement violence puisqu'aussi bien n'étant pas devant moi il est « de mon côté, à mon côté, derrière moi », mais autre aussi, dont je sens qu'il me sent, me décentre, me destitue, sans parade efficace de ma part. L'expérience d'autrui est celle d'une multiplication des sujets percevants, de leur interpénétration, la fin sentie du solipsisme transcendantal.
Comment comprendre ce pluriel ? Comment est-il possible que ce qui est dépourvu de la concrétude de l'être, à côté de moi, en moi, ait une pesanteur égale à la mienne ? Pour y répondre, Merleau-Ponty relit notre expérience primordiale de l'Être. Elle est celle d'une « infime différence qui me sépare de lui ». Et celle-ci est primordialement donnée au sentir, c'est-à-dire à un corps en quelque sorte plus large, plus opaque que la conscience qu'après-coup nous en prenons. Il y aurait ainsi une généralité première du sentir par le corps avant la conscience. Et Merleau-Ponty en conclut magnifiquement : nous trouvons autrui comme nous trouvons non pas notre je, notre esprit, mais notre corps. Autrui est du côté de notre corps, d'où cette impression, cette fois légitimée, que c'est par-derrière, à partir de cette généralité du sentir, qu'autrui se glisse dans ma perception.
La parole expressive, cet « acte unique », ce « pouvoir inouï », est la manifestation de cette co-implication des sujets. Qu'est cette parole ? La parole dit toujours plus que ce qu'elle dit mot par mot ; elle s'anticipe en l'autre ; elle crée de l'universel, qui n'est pas le discours du genre humain, mais l'assemblage de langages fragmentaires. Il ne s'agit pas là de dialogue, mais d'une intrication des uns dans les autres. « Ils se font autres en disant ce qu'ils ont de plus propre. » Dès lors qu'on ose « franchir ces ponts de neige » que sont les paroles expressives, une universalité reconnue, articulée devient la réplique et le renouvellement de la généralité du sentir. « La sursignification de la parole » instaure un sens parmi les hommes, tout autre qu'un algorithme, irréductible à une configuration achevée.
Qu'effectue donc la parole ? Un double mouvement. D'un côté, elle entraîne dans l'autre non par un face-à-face réconciliateur, mais de biais, par la séduction que crée un style. « Elle réalise l'impossible accord de deux totalités rivales. » D'un autre côté, par l'incursion de l'autre en moi, par la parole, « ma propriété fondamentale de me sentir a trouvé son témoin nécessaire ». Autrui devient le garde-fou qui protège de la possible illusion perceptive, sauvegarde le moi de n'être qu'un songe, arrime à mon corps. Autrui confirme, garantit et le lien à l'Être et la différence. Toutefois, précisément en raison de ce qu'est la parole expressive, pas plus qu'autrui n'est donné en entier, pas davantage il ne réduit l'opacité dernière du moi. Au contraire, par la lumière de la parole, chacun est remis[...]
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Écrit par
- Guy PETITDEMANGE
: professeur de philosophie au Centre Sèvres, rédacteur à la revue
Études , écrivain et traducteur
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