RODRIGUES AMÁLIA (1920-1999)
Aucune voix n'a incarné à ce point l'austérité douloureuse, les roucoulements volubiles, la nostalgie voluptueuse du fado, qui, selon l'écrivain portugais Fernando Pessoa, exprime « la lassitude des âmes fortes ».
D'Amália Rodrigues émanait une sorte d'élégance naturelle, une noblesse majestueuse nourrie d'une intériorité contemplative qui galvanisait les foules. Le sens du tragique lui collait à la peau. Apparemment dédaigneuse, elle était en permanence habitée par une sincérité au bord des larmes. Elle incarnait la saudade, la fameuse nostalgie lusitanienne : dès l'adolescence, elle fut rongée par le démon du suicide et sa dernière tentative remontait à 1984.
Fille du peuple née en 1920 (le 23 juin ? le 1er juillet ?) dans les quartiers ouvriers de Lisbonne de parents fraîchement débarqués de la campagne, la petite Amália quitte l'école dès l'âge de douze ans pour apprendre la broderie, fabriquer des bonbons ou vendre des fruits sur le port d'Alcantara.
Qu'une femme se mette à chanter était très mal vu au début du xxe siècle. D'autant que le fado est, à l'instar du blues ou du tango, une musique maudite, qui à poussé dans les bas-fonds. Est-il d'origine arabe, emprunte-t-il son tempo au mouvement des vagues ou résulte-t-il d'un brassage de musiques rurales portugaises et de traditions africaines ou brésiliennes arrivées avec les bateaux ? Ce qui est sûr, c'est que ce style s'est épanoui dans les quartiers populaires de Lisbonne à la fin du xixe siècle.
Amália Rodrigues, qui excellait dans l'improvisation ornementée, sut très vite s'imposer comme l'âme du fado et l'ambassadrice d'un peuple. Sa voix torturée enflait, se cassait, se faisait âpre et caressante, portée par les notes cristallines de la viola, guitare à douze cordes héritée du cistre de la Renaissance.
Sensuelle, charmeuse derrière ses immenses châles noirs et ses chants désespérés, Amália savait, lorsqu'elle était filmée pour le cinéma – Capas Negras (« Capes noires »), de Armando de Miranda, 1947 ; Les Amants du Tage, d'Henri Verneuil, 1955 ; Sangue Toureiro (« Sang de torero »), de Augusto Fraga, 1958... –, se montrer gaie, interpréter de guillerettes chansonnettes, danser une rose à l'épaule ou un verre à la main.
Elle qui se disait très timide se révélait à son aise sur les plateaux de télévision et les scènes de théâtre. Pour créer une complicité avec son public, elle agrémentait son répertoire d'une opérette en Espagne, d'une tarentelle en Italie, d'une chanson de Charles Aznavour en France.
Très attentive aux textes, elle s'est associée à de talentueux paroliers (Linhares Barbosa, Frederico de Brito...). Avec des compositeurs inspirés, comme le Français Alain Oulmain, qu'elle avait rencontré en 1962, elle a donné ses lettres de noblesse à ce genre populaire en adaptant les poèmes de grands classiques portugais comme Luís Vaz de Camões, mais aussi des auteurs contemporains comme Ary dos Santos, Pedro Homen de Mello, Manuel Alegre, David Mourão-Ferreira.
Évidemment, la politique s'en mêla. La droite salazariste, pourtant arc-boutée sur des valeurs d'héroïsme et de virilité, n'hésita pas à s'approprier le pessimisme du fado-fatum-fatalité. La gauche, lorsqu'elle revint au pouvoir après la révolution des œillets, en 1974, dénonça les trois « F » de la dictature : Fado, Fátima, Football... Avant, heureusement de faire amende honorable et de « réhabiliter » en grandes pompes l'immense Amália Rodrigues, restée, en toutes circonstances, l'idole et la voix d'un peuple.
Bien des chefs d'État rêveraient de la ferveur populaire qui s'est exprimée lors des obsèques qui ont suivi sa disparition, à Lisbonne, à l'âge de soixante-dix-neuf ans, le[...]
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Écrit par
- Éliane AZOULAY
: journaliste à
Télérama
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