AMÉRIQUE LATINE La question indienne
Le recours aux armes : une exception
Comme d'autres mouvements sociaux paysans ou urbains, les mouvements indiens ont parfois basculé dans l'action armée. Souvent prises entre deux feux – celui des guérillas marxistes-léninistes et celui des forces armées et de leurs alliés paramilitaires –, les organisations indiennes ont parfois eu recours aux armes pour se défendre, mais aussi pour s'allier à l'une des parties en conflit, le plus souvent aux rebelles. Tel est le cas de certains secteurs des communautés du Quiché, au Guatemala, dans les années 1980, qui rejoignent l'E.G.P. (Ejército Guerrillero de los Pobres), des Miskitos de la côte atlantique du Nicaragua qui font alliance avec les contras contre le premier gouvernement sandiniste, ou bien d'un secteur des Indiens Paez du Cauca, en Colombie, qui forment avec le soutien du M19 (l'une des guérillas marxistes-léninistes), le Quintin Lame, l'un des seuls cas de ce que l'on pourrait appeler une guérilla indienne, c'est-à-dire fondée et dirigée par des Indiens, avec l'objectif de défendre le mouvement indien et les communautés qui le soutiennent. Le dernier avatar d'une action armée proche du mouvement indien, l'E.Z.L.N. (Ejército Zapatista de Liberación Nacional), n'a pas encore disparu des montagnes du Chiapas, dans le sud-est du Mexique, où il a surgi en janvier 1994. Guérilla atypique s'il en est, puisque, après un premier affrontement avec l'armée, elle opte pour une stratégie de « réformisme radical », faisant usage des mots plutôt que des balles pour se faire entendre, ce qui amène plusieurs observateurs à la qualifier de « première guérilla cybernétique » du xxe siècle (en référence à l'usage que son porte-parole, le « sous-commandant » Marcos, fait d'Internet pour diffuser les déclarations et revendications du mouvement) ou bien encore d'antiguérilla, car les rebelles ne font qu'un usage dissuasif ou défensif de leurs armes et déclarent ne pas vouloir prendre le pouvoir.
Ces guérillas à base indienne constituent néanmoins une exception, plutôt qu'une règle. Elles apparaissent plutôt comme un échec de l'action collective pacifique que comme son prolongement. À chaque fois, le recours aux armes est justifié comme une nécessité de nature défensive (se protéger tant des exactions des guérillas non indiennes que des forces armées de l'État) plutôt que comme une stratégie offensive délibérément choisie pour atteindre les objectifs ultimes du mouvement. En ce sens, il est significatif que, le plus souvent, à l'origine de ces guérillas se trouvent des groupes d'autodéfense constitués par les communautés pour se protéger de la violence « importée » par les révolutionnaires et leurs ennemis.
La lutte armée atteste souvent d'une décomposition du mouvement indien, pris dans une spirale de violence dont les tenants et les aboutissants (prise du pouvoir d'État, instauration d'un régime socialiste) sont étrangers aux objectifs de l'action collective initiale. Le plus souvent aussi, ce sont des agents extérieurs à la société indigène qui opèrent la jonction entre un mouvement communautaire affaibli et les guérillas dont les cadres sont presque toujours d'origine urbaine et non indienne. Dans les cas extrêmes, l'indianité est totalement instrumentalisée, sous forme de vagues symboles empruntés à une cosmologie andine et plaqués sur un discours d'essence crypto-marxiste et sur une stratégie de destruction systématique de toute forme de sociabilité et d'action collective pacifique et autonome. Ce fut le cas en particulier du Sentier lumineux (P.C.P.-S.L. : Partido communista del Perú Sendero Luminoso), scission maoïste du Parti communiste péruvien qui mena une sanglante guérilla entre 1980 et l'arrestation de son chef Abimael Cuzmán, en 1992.[...]
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Écrit par
- David RECONDO : chargé de recherche, C.E.R.I.-Sciences Po
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