AMOUR
« Dieu aimeras et ton prochain comme toi-même. » Toute la civilisation judéo-chrétienne est fondée sur ce double commandement énigmatique, dont la théorie freudienne semble fournir la version moderne lorsqu'elle montre l'injonction de jouir comme issue des profondeurs du psychisme. Mais il est vrai qu'entre une simple exigence du sujet et l' altruisme total prôné par Jésus-Christ existe tout l'écart qui sépare l'amour ordonné à soi-même d'une charité aussi active qu'insoucieuse de ses motifs : l' Agapè. « Faites du bien à ceux qui vous haïssent » et « aimez Dieu comme il vous a aimés », telles sont les consignes paradoxales de l'Évangile ; l'amour, transformé en devoir, ouvrirait à ses fidèles les portes du Ciel. Et pourtant les « aérostats de l'amour » ne pavoisent-ils pas aussi bien les géhennes que le Paradis ? Bien plus, l'amour ne s'éveille-t-il pas indépendamment de toute prescription, lui dont la naissance, loin de constituer un devoir, apparaît bien plutôt comme la fatalité ou la grâce suprême ? Enfin, comment faire correspondre les intérêts de Dieu, du prochain et de moi-même, quand l'expérience ne cesse d'attester l'incompatibilité d'exigences issues de différents points de vue ?
Pour répondre à ces questions, sans doute faudrait-il pouvoir inscrire au niveau de la représentation cette ivresse dont la nostalgie pénètre nos rêves les plus secrets. « Est-ce l'amour ? Qui m'en dira le nom ? » Comment ranger sous une même catégorie les différentes expériences dans lesquelles le désir s'accompagne de l'idée d'un objet auquel il s'imagine dès à présent réuni ? Peut-on, en amour, dépasser le simple nominalisme : l'utilisation magico-poétique d'un verbe au sens indéchiffrable ?
L'encyclopédiste, le philosophe et l'analyste se prennent à hésiter devant ce cerneau d'ambre et d'ivoire qui semble défier toute entreprise de réduction conceptuelle. Pourtant, comment éviter de réfléchir sur les discours qui nous investissent et dont la fonction semble non seulement de renforcer et d'affaiblir, mais parfois même de susciter ou de paralyser les passions qui nous paraissent les plus spontanées ? Que serait l'amour sans l'assistance de la rhétorique et « combien de gens seraient amoureux s'ils n'avaient pas entendu parler d'amour ? ». Bien plus, les délices d' Éros ne tiennent-ils pas avant tout au scandale des dénivellements qu'ils instaurent en joignant de la façon la plus extravagante les deux extrémités de la chaîne pulsionnelle ? Scandale qui atteint son paroxysme dans l'acte sexuel : comportement solennel inscrit dans la phylogenèse, assurément ; mais aussi éclatement hystérique ou neutralisation rituelle d'une bestialité réveillée. Comment comprendre alors la quatrième dimension que prête au jumelage des chairs un amour toujours problématique, certes, mais transfiguré par la réflexion ?
Les discours sur l'amour
L'étude sémantique, la psychophysiologie, l'histoire du sentiment amoureux et la mythographie apportent d'incontestables « documents » pour une réflexion sur l'amour, mais l'obstacle majeur au développement de ces analyses réside, nous l'avons dit, dans l'indétermination du sentiment amoureux, lequel – à la différence de l'amitié, au sens de la ϕιλ́ια antique, par exemple – donne continuellement le change sur son but et son objet : qu'ont de commun, sinon d'être chacun prétexte d'amour, l'amant, le consanguin ou le prochain, et, d'autre part, la nature, la patrie, l'art ou la vérité ?
Les tentations ne manquèrent pas d'opposer, à l'instar d'Anders Nygren, l'Éros platonicien mal[...]
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Écrit par
- Georges BRUNEL : ancien élève de l'École normale supérieure, agrégé de lettres, conservateur des objets d'art des églises de la Ville de Paris
- Baldine SAINT GIRONS : maître de conférences en philosophie à l'université de Paris-X-Nanterre
Classification
Médias
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