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AMOUR, COLÈRE ET FOLIE (M. Vieux-Chauvet)

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La réédition en 2005 par les éditions Emina Soleil, associées à Maisonneuve et Larose, de la trilogie romanesque de Marie Vieux-Chauvet, Amour, Colère et Folie, a fait événement. En effet, l'ouvrage, publié chez Gallimard en 1968, était devenu introuvable dès sa sortie. Il avait été retiré de la vente, à la demande de l'auteur et de sa famille qui craignaient les représailles du pouvoir haïtien alors entre les mains du dictateur François Duvalier. Pourtant, il avait suffi que quelques exemplaires restent en circulation, multipliés par des photocopies confidentielles (surtout aux États-Unis) et même par une édition pirate en 2003, pour que soit reconnue la valeur littéraire de ce chef-d'œuvre devenu mythique.

Marie Chauvet, née Marie Vieux à Port-au-Prince en 1916, morte à New York en 1973, est la fille d'un homme politique haïtien en vue et d'une mère originaire des îles Vierges. Elle écrit pour le théâtre, avant de publier des romans contestataires, dénonçant les multiples maux pesant sur la société haïtienne. Elle s'attache particulièrement à l'évocation de personnages féminins complexes et tourmentés, qui assument peu à peu leur identité. L'héroïne de Fille d'Haïti (1954) est la fille d'une demi-mondaine. La Danse sur le volcan (1957) prend son sujet dans un épisode de la période révolutionnaire de Saint-Domingue, à la fin du xviiie siècle, qui allait conduire à l'indépendance d'Haïti. Dans Fonds des Nègres (1960), roman de la campagne haïtienne, les personnages sont des noirs, et non plus des mulâtres.

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Le manuscrit d'Amour, Colère et Folie a été soumis à Gallimard avec l'appui de Simone de Beauvoir qui l'avait beaucoup apprécié. La composition de l'œuvre est étrange, puisqu'elle réunit trois romans nettement individualisés : les personnages ne réapparaissent pas d'un roman à l'autre, les intrigues ne communiquent pas. Seule est commune l'atmosphère d'oppression exercée sur la communauté haïtienne par un pouvoir tyrannique et ses hommes de main. La succession des trois textes obéit par ailleurs à une gradation qui culmine avec le troisième récit, où les hallucinations des personnages conduisent à la folie et à la mort.

Amour se déroule peu avant la Seconde Guerre mondiale. Les séquelles de l'occupation américaine du pays (1915-1934) sont encore sensibles dans la petite ville où se déroule l'action. La narratrice, Claire Clarmont, a trente-neuf ans, et appartient à une famille de mulâtres. Elle est restée vieille fille, sans doute parce qu'elle était foncée de peau. Elle évoque très directement ses fantasmes sexuels et ses rituels onanistes. Secrètement amoureuse de son beau-frère, Jean Luze, un jeune Français qui travaille pour un entrepreneur américain, elle décrit la comédie familiale que jouent ses deux sœurs, la maladive Félicia et la pétulante Annette, qui a tourné la tête de Jean Luze et de quelques autres. Elle décrit aussi la dégradation de la vie sociale : montée de la misère, exploitation des paysans contraints de vendre les vieux et précieux arbres à l'exploitant américain, terreur que fait régner le commandant Calédu, particulièrement sadique à l'égard des mulâtresses qu'il viole. Claire note que « la peur est un vice. Elle s'enracine quand on la cultive. Il faut du temps pour en guérir ». Elle la surmonte à la dernière page : quand l'émeute oblige Calédu à tenter de se réfugier chez elle, elle le poignarde dans l'obscurité, apportant à la ville une libération inespérée.

Colère évoque la dépossession dont est victime la famille Normil. Propriétaire depuis plusieurs générations de terrains dans le quartier de Turgeau à Port-au-Prince, elle se voit expropriée de fait lors de l'occupation des terres par des « hommes en noir », en qui l'on peut reconnaître les sinistres « tontons macoutes ». Pour récupérer les précieux biens, le père va jusqu'à prostituer sa fille, Rose, à leur chef, le « gorille ». Par la suite, dans un sursaut de dignité retrouvée, le père manœuvrera pour faire assassiner le gorille par un de ses propres sbires. Mais il n'y a pas de fin heureuse. Rose meurt, comme sont morts son grand-père et son petit frère infirme.

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Folie adopte le point de vue halluciné du poète René, qui croit voir sa ville parcourue par des hordes de diables. Il est barricadé depuis plusieurs jours dans sa pauvre maison, où le rejoignent trois amis, poètes eux aussi : Jacques qui va bientôt mourir de faim et d'épuisement, son frère André et le Français Simon. Ils n'ont pour toutes provisions que des gourdes de rhum clairin qu'ils partagent avec les esprits vaudous, en déclamant des vers du poète national haïtien Massillon Coicou (fusillé en 1906 pour avoir conspiré contre le président Alexis Nord). René mime une attaque suicidaire en jetant dans la rue une bouteille de rhum enflammée. Vite arrêté, il est condamné à mort lors d'un simulacre de procès où les notables de la ville se déchaînent.

Les romans de Marie Vieux-Chauvet évoquent Haïti de manière très concrète. En même temps, ils brouillent discrètement le cadre spatial et temporel pour donner au récit sa dimension fantasmagorique. François Duvalier et ses exécutants sanguinaires ne sont jamais nommés. Ainsi, les « hommes en noir » sont les rouages d'une énorme machine : « Celui qui nous commande est aussi invisible et aussi puissant que Dieu. Nous recevons ses ordres et nous les exécutons. C'est tout. » L'oppression qu'ils font peser et qui s'abat particulièrement sur les mulâtres, conjuguant viols et tortures, semble une revanche prise sur les humiliations subies dans une société régie par des clivages raciaux sensibles à l'intérieur même de la famille. Selon une logique infernale qui rappelle parfois Faulkner, l'écriture à la fois tendue, précise et réaliste de Marie Vieux-Chauvet rend compte de l'enchaînement de violences qui commande l'histoire haïtienne : la famille Normil se voit ainsi dépossédée de biens qu'elle avait peut-être acquis, au siècle précédent, au prix d'un assassinat.

— Jean-Louis JOUBERT

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