AMOUR
Du paradoxe de l'incarnation
« Sentir la vie »
Que son incarnation lui soit ou non refusée, le paradoxe de l'amour tient, avant tout, dans la résurrection de l'illusion dont il témoigne : celle d'un effacement de la distance et d'une fermeture possible du cercle. Mythe de l'Un parménidien : le Je et le Tu disparaîtraient à travers la fusion amoureuse. C'est au sein du sentiment et grâce à lui que la vie, non scindée par la réflexion, pourrait enfin se recueillir. « L'amour supprime la réflexion grâce à l'absence totale d'objet, écrit Hegel ; il enlève à l'opposé tout caractère d'être étranger ; et la vie se trouve elle-même exempte de toute carence. Dans l'amour, le séparé se maintient, mais non plus comme séparé : comme unité ; et le vivant sent le vivant. »
De là l'idée d'un caractère inéluctable de l'étreinte charnelle : « Tant que ce qui peut être séparé reste tel avant l'union complète, il embarrasse les amants. » Mais de là aussi l'indignation devant cette inéluctabilité : crainte de souiller la pureté de l'amour, terreur devant la confusion des genres, panique déclenchée par la double altérité de l'aimé et du corps à travers lequel il m'appréhende. L'acte d'amour paraît un crime qui doit être expié, si bien que les douces impressions de l'amour seraient préférables aux « âcres picotements du besoin ».
Sur la possession physique semble, en effet, planer une malédiction qui voue l'être humain à l'effrayante alternative d'un amour coupable ou d'une vertu stérilisante. Ici, un refus ; une épargne qui risque de faire passer à côté de la vie ; là, des vibrations mystérieuses et un abandon à la rage des corps qui fait surgir un doute quant à la nature du lien : cette indéniable attraction des chairs n'est-elle pas ce dans quoi l'amour s'abolit comme un sens écrasé sous l'excès de présence ? L'amour n'existerait-il que là où il n'est pas ?
L'amour objectivé par la réflexion serait la « divinité », ou encore ce que Hegel définit comme la vérité : « Quelque chose de libre que nous ne dominons pas et dont nous ne pouvons être dominés » – quelque chose d'unique, et sur quoi, comme unique, ne peut planer que la mort. Mais, les divinités étant marquées par avance du « trait unaire du deuil », que pourrait signifier l'acte d'amour pour elles ? L'amour, pas plus que la mort, ne saurait les ébranler. Car un éternel endeuillement les empêche d'accéder au suprême abandon où l'amour se parfait : deuil de tout ce qu'elles ne sont pas, deuil d'une altérité au sein de laquelle elles ne pourront jamais se résorber. Car l'amour ne se dispense qu'enrobé dans l'inquiétude d'une vie menacée et d'une beauté éphémère.
Mais tel est le paradoxe que, si, d'un côté, l'amour semble incarner la plénitude de la vie face à la mort, de l'autre, il ne saurait se réaliser qu'à travers le trépas. Éros est tragédie ou, plutôt, au sens étymologique de l'allemand Trauerspiel, « jeu avec le deuil » : deuil d'une vie séparée ou d'une mort retardée, en l'absence d'un enlacement définitif qui laisserait place au « sentiment ».
Aussi la pudeur n'est-elle pas seulement, comme le dit Hegel, « honte à la pensée que l'amour n'est pas encore parfait », mais honte à la pensée que l'amour ne peut survivre à sa perfection. L'incarnation tant désirée de l'amour est aussi ce dans quoi l'amour se perd : mais, ce risque, il faut pourtant que le désir l'encoure, sous peine de se couper de la source même de sa vie. Quelle honte te donnerai-je ? Gravirai-je l'échelle ou bien la descendrai-je ? Exposée ou enfouie, comment la honte pourrait-elle[...]
La suite de cet article est accessible aux abonnés
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Georges BRUNEL : ancien élève de l'École normale supérieure, agrégé de lettres, conservateur des objets d'art des églises de la Ville de Paris
- Baldine SAINT GIRONS : maître de conférences en philosophie à l'université de Paris-X-Nanterre
Classification
Médias
Autres références
-
ACTE, philosophie
- Écrit par Paul GILBERT
- 1 282 mots
-
AGAPÈ
- Écrit par Henry DUMÉRY
- 1 102 mots
Le mot grec agapè signifie affection, amour, tendresse, dévouement. Son équivalent latin est caritas, que nous traduisons par « charité » (dans les textes stoïciens comme dans les textes chrétiens). Généralement, la langue profane emploie agapè pour désigner un amour de parenté ou d'amitié,...
-
ALTRUISME
- Écrit par Guy PETITDEMANGE
- 3 328 mots
- 1 média
...représentation d'essence, mais de la fable, une fiction. L'origine comme la visée en sont un mieux-agir dans la relation même, impératif éthique qu'exprime idéalement le termeamour. Plus qu'une thérapie de l'exil et de la désolation, l'amour est retournement du soi, le geste juste face à l'autre. -
L'AMOUR FOU, André Breton - Fiche de lecture
- Écrit par Guy BELZANE
- 979 mots
L'amour fut la grande affaire de Breton et des surréalistes : « Amour, seul amour qui soit, amour charnel, je t'adore, je n'ai jamais cessé d'adorer ton ombre vénéneuse, ton ombre mortelle. » Affaire personnelle, vécue et rapportée dans ce récit en partie autobiographique (il y est question de la rencontre... - Afficher les 61 références