AMOUR
L'amour comme projection de la scission subjective
Héloïse ou l'amour d'union
Un triple modèle hante Héloïse : celui de la noble Romaine, celui de la sainte ou de la fille spirituelle d'un grand théologien, mais surtout celui de l'amante inconditionnellement soumise aux désirs et volontés de l'être aimé. « Jamais, Dieu le sait, je n'ai cherché en toi rien d'autre que toi. Ce ne sont pas les liens du mariage, ni un projet quelconque que j'attendais, et ce ne sont ni mes volontés, ni mes voluptés, mais, et tu le sais bien toi-même, les tiennes que j'ai eu à cœur de satisfaire. Certes, le nom d'épouse semble plus sacré et plus fort, mais j'ai toujours mieux aimé celui de maîtresse, ou, si tu me pardonnes de le dire, celui de concubine et de prostituée[meretrix]. » Telle est sans doute la plus saisissante définition de l'amour jamais donnée. Putain d' Abélard et non de Dieu, telle se veut Héloïse ; mais cette oblation ne contrecarre pourtant ni le souci de la gloire d'Abélard ni celui de la sienne propre : gloire de femme et de femme de lettres, grâce et commandement. Si Héloïse ne renie pas sa sensualité au temps même où l'impossibilité d'assouvir les désirs de sa chair avec l'être aimé aurait dû la contraindre au silence, comment ignorer le plaisir de montrer la profondeur de sa passion à celui qui en est le foyer constant ? Et comment oublier l'orgueil innocent de la victime qui laisse voir la difficulté du sacrifice à celui qui en est l'ordonnateur ?
Ainsi prend-elle le voile à Argenteuil sur l'ordre exprès d'Abélard, mais en récitant les vers de La Pharsale de Lucain. « Illustre époux, toi dont mon lit n'était pas digne, voilà donc quel droit le sort avait sur ton auguste tête ? Par quelle impiété t'ai-je épousé, si je devais te rendre misérable ? Accepte aujourd'hui mon expiation car c'est de moi-même que je te l'offre. » Cherchant une cause au « malheur » qu'elle transforme en « punition », Héloïse est obligée de conclure à un « péché » dont elle veut partager la responsabilité avec Abélard. Car elle a beau reconnaître que « l'ardeur du désir plutôt que l'amour » avait d'abord attaché le philosophe à ses charmes, elle revendique avec lui la glorieuse et innocente faute d'aimer.
« Dieu m'a fait de marbre », lui écrivait Abélard. Or, ce n'est pas le « marbre », mais la nature « saisie toute vivante par la grâce » qui fait l'oblat digne de ce nom. Aussi la voix d'Héloïse ne cesse-t-elle de résonner, proclamant la supériorité de l'amour face à toute morale déterminée ; montrant que l'amour constitue à lui seul une éthique, qu'il est source de tout abandon et de toute remise ; mais que ce « recoulement » à la source exige une longue patience, une vigilance de tous les instants et le non-refus du sacrifice.
Bernard de Clairvaux, qu'unissait à Héloïse une amitié indéfectible, le disait bien : la seule mesure de l'amour est d'aimer sans mesure, puisque le but ultime est d'aimer Dieu comme il s'aime lui-même. Mais, si Héloïse se profile dans le double horizon de la mystique cistercienne et de l'éthique courtoise, Ovide, qu'elle se plaisait tant à citer, ne montrait-il pas déjà la fonction éducatrice de l'amour, qu'il présentait comme une sorte de « service militaire » ? « La nuit, l'hiver, de longues routes, de courts chemins, toutes les épreuves, voilà ce qu'on endure dans les camps du plaisir. »
Car, à moins de se parfaire dans l'amour divin, Éros est toujours besogneux, naissant et privé de lui-même. Enfant de la seule Abondance, il s'userait à la meule de l'existence quotidienne ; mais, fils de Pénurie, il s'attise dans les obstacles[...]
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Écrit par
- Georges BRUNEL : ancien élève de l'École normale supérieure, agrégé de lettres, conservateur des objets d'art des églises de la Ville de Paris
- Baldine SAINT GIRONS : maître de conférences en philosophie à l'université de Paris-X-Nanterre
Classification
Médias
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