AMOUR
L'amour comme mythe endopsychique
Qu'une privation essentielle caractérise l'amour, telle sera, en effet, l'intuition centrale de Freud, aux yeux duquel le sujet paie, en aimant, l'amende d'une partie de son narcissisme. Se dessaisissant de sa personnalité au profit de l'aimé, il élève celui-ci au rang d'idéal sexuel, quand il ne le substitue pas simplement à ce qui constituait auparavant son idéal du moi ; cette démission, Pascal en voyait l'origine dans une « vacance du cœur » à laquelle le sujet n'échappait qu'en se caractérisant dans l'autre. Mais, tout le problème de l'investissement d'objet dépendant du mode de constitution de l'altérité, l'illusion qui commande l'amour ne saurait être considérée comme le seul effet d'un débordement : elle correspond en même temps à un effondrement de la position narcissique. C'est ce qu'il est revenu à la situation analytique de mettre en évidence sous les auspices de l'« amour de transfert » : à la perception de la brèche creusée dans la digue de l'amour de soi répond une oscillation presque inéluctable de l'amour vers la haine, mouvement que la neutralité artificielle de l'analyste vient exaspérer en provoquant l'émergence de ce que la prudence et l'amour répondu conduisent naturellement à se dissimuler. Seul le sacrifice de son objet permet à l'amour de prendre conscience de lui-même, lui qui se nourrit plus encore d'absence que de présence. Aussi bien le sujet amoureux, ne pouvant s'enrichir, par simple « identification », des qualités de l'aimé, est-il conduit à vivre dans l'ahurissement cette immolation à l'autre, qui devient caution de sa valeur propre, voire de la vérité de son discours. Sans doute ce « sacrifice » n'est-il aussi délicieux que parce que dans son fond révoltant ; mais, à tout le moins, l'aliénation engendrée trouve-t-elle sa contrepartie dans un « désennuiement » plus ou moins radical du sujet.
Peut-on, dans cette perspective, systématiser les différentes formes de conflits issus de l'organisation libidinale ? C'est l'opération que Freud a tentée, en isolant trois types « purs » à gravitation psychique opposée : l'érotique, caractérisé par l'angoisse de perdre l'amour ; l'obsessionnel, dominé par l'angoisse morale, et le narcissique, que son autonomie met à l'abri des blessures affectives et des scrupules moraux. Si seulement les trois types pouvaient fusionner en un seul, le narcissisme stabiliserait l'excès de l'angoisse, tandis que celle-ci donnerait sa profondeur à l'agressivité. Mais, nous dit Freud, le type érotico-narcissique est sans doute le plus fréquent, car il réunit des motions contradictoires qui peuvent se neutraliser. Hésitant entre l'illusion de moi et celle de l'amour, ou encore entre le fantasme apocalyptique et l'orage passionnel, l'érotico-narcissique occupe une position paradoxale dont on a vu la caricature chez Julie de Lespinasse, progressant à la fois vers une position de séductrice et vers une position d'amoureuse ; tandis que l'assomption narcissique semblait, au contraire, assez faible chez les deux Héloïse, qui oscillaient la première entre deux religions (celle d'Abélard et celle de Dieu), la seconde entre le culte des illusions propres au désir et la jouissance d'un bien-être, source d'ennui.
Qu'il n'existe guère de solution de continuité entre la vie amoureuse d'un individu et ses autres activités, c'est là une évidence dont il est difficile d'apprécier dans le détail la portée. Telle est, au demeurant, l'hypothèse qui commande tout le développement de la psychanalyse. Notons simplement ici les corrélations très générales[...]
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Écrit par
- Georges BRUNEL : ancien élève de l'École normale supérieure, agrégé de lettres, conservateur des objets d'art des églises de la Ville de Paris
- Baldine SAINT GIRONS : maître de conférences en philosophie à l'université de Paris-X-Nanterre
Classification
Médias
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