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AMPHITRYON, Molière Fiche de lecture

Jeux de rôles et de dupes

À l'origine, chez Hésiode, le personnage d'Amphitryon n’était qu'un faire-valoir, protagoniste involontaire, et somme toute secondaire, de la naissance d’Hercule, issu de l'union de Jupiter et d'Alcmène. C’est sa mise en théâtre, d’abord chez Eschyle, Sophocle et Euripide, dans des tragédies perdues, puis dans la comédie de Plaute, qui le place au cœur d’un mythe littéraire autonome. Le sujet central devient la méprise dont Amphitryon est victime et ses enjeux : les hommes jouets des dieux, l’amour et le couple, la question de l’identité…

Il n’est donc pas étonnant que cette histoire ressurgisse au xviie siècle, dans le contexte d’un questionnement profond et inquiet (même si son traitement peut être comique) du réel et de la raison, inauguré en partie par Descartes et sa pratique du « doute hyperbolique », et que le baroque thématisera sous des formes diverses : mouvement, inconstance, métamorphose, songe, illusion, imposture et faux-semblants... Autant de motifs dont le genre théâtral, fondé lui-même sur le jeu, le déguisement et, d’une certaine façon, l’illusion, ne pouvait que s’emparer.

Si la pièce de Molière se présente bien comme un divertissement, la dépossession de soi, subie par Amphitryon autant que par Sosie, et l’injustice faite à Alcmène, auxquelles il faut ajouter la violence exercée par les dieux, ne font nullement rire les personnages. La pièce se conclut non pas, comme il est d’usage dans la comédie, par une joyeuse réconciliation générale, mais par le silence hostile des victimes à la révélation du stratagème divin. Comme si, à l’angoisse vécue, ne pouvaient succéder qu’un soulagement d’apparence et un arrière-goût amer. Cette thématique de l’imposture, qui obsède littéralement Molière, dont l’œuvre est peuplée de faux (faux dévots, faux médecins, faux savants…), fait écho à l’« affaire Tartuffe » et renvoie donc à une interrogation profonde sur les limites de la raison et son impuissance à démêler le vrai du faux.

Le domaine de ce questionnement n’est ici ni la religion ni la médecine, mais l’amour. Toujours soucieux de plaire au public, Molière répond au goût de l’époque pour la comédie galante et la préciosité. Or, la ruse de Jupiter fournit ici une version très particulière de la relation triangulaire femme-mari-amant, puisque les deux rivaux (Jupiter l’amant, Amphitryon le mari) se trouvent incarnés, par l’artifice du travestissement, dans un seul et même être. Plus que les doutes et la jalousie d’Amphitryon, c’est le mélange de déclaration précieuse et de rhétorique maladroite du dieu, pris au piège de sa propre ruse (comment dissocier le mari de l’amant sans pour autant avouer son imposture ?), qui vient nourrir cette confusion des sentiments, en prolongeant le vieux débat entre Éros, l’amour passion, et Philia, l’amour amitié. Amante et épouse à la fois, fidèle sans être prude, Alcmène, pourtant assez peu présente sur scène, où elle apparaît d’ailleurs tardivement, occupe ici une place centrale (comme Elmire dans Le Tartuffe), acquérant une grandeur devant laquelle Jupiter lui-même perd de sa superbe.

L’invention du personnage de Cléanthis, absent chez Plaute et chez Rotrou, vient doubler sur un mode vulgaire les échanges délicats entre Jupiter et Alcmène, dans un climat de marivaudage avant la lettre. Elle contribue ainsi à maintenir la pièce dans le registre comique, à quoi ne suffirait peut-être pas le personnage de Sosie, tant la violence exercée sur lui par le cruel Mercure suscite un rire jaune et comme gêné.

Enfin, si la pièce ne s’achève pas sur la liesse habituelle, l’apparition de Jupiter « dans une nue » ou, dans le prologue, celles de la Nuit sur son char et de Mercure sur son nuage, satisfont le goût contemporain pour les effets spéciaux des pièces à machines,[...]

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Média

<em>Amphitryon,</em> de Molière - crédits :  Larissa Guerassimtchouk/ Théâtre du Nord

Amphitryon, de Molière

Autres références

  • AMPHITRYON (mise en scène C. Rauck)

    • Écrit par
    • 987 mots
    • 1 média

    Amphitryon est l’une des comédies les mieux ciselées de Molière. Inspirée de Plaute, elle nous reconduit aux temps anciens de la Grèce, lorsque les dieux couvaient les hommes d’un regard jaloux.

    Victorieux d’Athènes, le valeureux Amphitryon s’apprête à regagner son palais afin d’y fêter...

  • AMPHITRYON

    • Écrit par
    • 289 mots

    Dans la mythologie grecque, fils d'Alcée, roi de Tirynthe. Ayant tué par accident son oncle Élektryon, roi de Mycènes, Amphitryon s'enfuit avec Alcmène, la fille d'Élektryon, et se réfugia à Thèbes, où le roi Créon, son oncle maternel, lui accorda le pardon de sa faute. Alcmène accepta d'épouser...

  • MOLIÈRE (1622-1673)

    • Écrit par
    • 7 631 mots
    • 7 médias
    ...Le Mariage forcé), qui toutes doivent être interprétées comme des substituts à la foi religieuse. Le propos se fait parfois plus explicite : dans Amphitryon, les dieux sont présentés irrévérencieusement comme des imposteurs qui viennent abuser des mortels et engendrer leurs rejetons parmi eux. Dans...