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ANACHRONISME, histoire

Une incitation à faire de l'histoire

Et pourtant, le métier d'historien repose tout autant sur une démarche anachronique ; Jules Michelet le rappelle dans sa célèbre Préface à l'Histoire de France (1869). L'œuvre n'est-elle pas colorée des sentiments du temps de celui qui l'a faite ? Et d'évoquer l'émotion de la France envahie de 1815 comme clé des Récits des temps mérovingiens d'Augustin Thierry (1840). Mais ce défaut, Michelet le revendique. Sans cet anachronisme de point de vue, le passé resterait illisible puisque c'est la vision moderne qui donne sa force et sa cohérence au passé. Marc Bloch prolonge l'argument de Michelet avec deux principes : s'interdire de poser au passé les questions du présent revient à « estimer que la nomenclature des documents puisse suffire entièrement à fixer la nôtre [...] en somme à admettre qu'ils nous apportent l'analyse toute prête. L'historien en ce cas n'aurait plus grand-chose à faire » (Apologie pour l'histoire, ou Métier d'historien, 1949) ; de surcroît, les emprunts terminologiques n'empêcheraient pas l'historien de penser selon les catégories de son propre temps.

Mais les suggestions de Marc Bloch engagent aussi à entrechoquer le présent et le passé afin d'en mieux comprendre les différences. Ce recours heuristique à la capacité d'interrogation, née de l'anachronisme contrôlé, est partagé par Lucien Febvre. Ainsi, pour les fondateurs des Annales, l'ambivalence de l'anachronisme fonde et hypothèque tout à la fois l'écriture de l'histoire.

Depuis lors, l'anachronisme fait toujours figure d'interdit. Les interventions des historiens dans les procès liés à la Seconde Guerre mondiale (Touvier, Papon) ont été demandées par les magistrats afin d'éclairer le contexte et d'éviter aux jurés les anachronismes nés du recul historique. Pourtant, l'anachronisme n'est plus tabou. Au xxe siècle, chacun à sa manière, Karl Mannheim (la « non-contemporanéité des contemporains ») puis Reinhart Koselleck (la « non-simultanéité des simultanés ») nous ont invités à voir le monde qui nous entoure comme un démenti permanent à l'idée de mentalité d'une période : sous nos yeux, le monde globalisé juxtapose des hommes appartenant à des temps différents de l'histoire, comme ce chef de tribu amazonienne et cette vedette du rock réunis pour défendre la forêt équatoriale. La pertinence de l'anachronisme s'estompe aussi avec la conception d'un temps « feuilleté », où les différents ordres de phénomènes se déploient selon des rythmes distincts : « un temps géographique, un temps social, un temps individuel » (Fernand Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l'époque de Philippe II, 1949).

La seconde rupture du tabou naît du recours à l'anachronisme comme instigateur de l'entreprise historienne. D'une certaine manière, les sources iconographiques y incitent : « L'image a souvent plus de mémoire et plus d'avenir que l'étant qui la regarde » (Georges Didi-Huberman, Devant le Temps : histoire de l'art et anachronisme des images, 2000). Ce point de vue est une nouvelle lecture des vertus heuristiques du choc du passé avec le contemporain, qu'il s'agisse de rendre sensible la rue du xviiie siècle, en entrecroisant archives de l'époque et photographies du début du xxe siècle (Arlette Farge, La Chambre à deux lits et le cordonnier de Tel-Aviv, 2000), ou d'ausculter la Grèce antique sous un jour rénové par le choc de notions politiques contemporaines (Nicole Loraux, « Éloge de l'anachronisme en histoire », in Le Genre humain, 1993). En un sens, ce détour anachronique a le même pouvoir de suggestion et d'élaboration conceptuelle[...]

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Écrit par

  • : professeur des Universités en histoire contemporaine, Institut d'études politiques, université de Lille-II

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  • PROPAGANDE

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