ANAMORPHOSE, art
Platon disait de la science qu'elle était fille de l'étonnement. Pour le peintre d'anamorphoses, elle devient la mère de l'illusion, à moins que, comme on va le voir, elle ne se charge obliquement de nous dire la vérité. « Maintes fois et avec non moins de plaisir que d'émerveillement, on regarde quelques-uns de ces tableaux ou cartes de perspectives dans lesquels si l'œil de celui qui les voit n'est pas placé au point déterminé il apparaît tout autre chose que ce qui est peint mais, regardé ensuite de son point de vue, le sujet se révèle selon l'intention du peintre... » Voilà ce qu'est l'anamorphose selon l'un des textes les plus anciens qui la mentionne : Pratica della perspettiva publié à Venise en 1559 par Daniel Barbaro. Avant lui, seules les Deux Règles de Vignole (1530) y font une claire allusion.
Baltrušaitis (Anamorphoses, 1955) en résume plus récemment ainsi les caractères : « Au lieu d'une réduction à leurs limites visibles, c'est une projection des formes hors d'elles-mêmes et leur dislocation de manière qu'elles se redressent lorsqu'elles sont vues d'un point de vue déterminé. » Cette astuce technique digne des Wunderkammern (cabinets de curiosités) renvoie bien plus profondément à l'un des plus grands troubles du corps devant les pouvoirs de la raison. Car cette machinerie optique s'est faite science ; après avoir fini parmi les farces et attrapes de cabinet (voir les Relations de ce qui s'est passé à l'arrivée de la reine Christine de Suède à Essaune en la maison de monsieur Hesselin, 1656), elle refit les délices du surréalisme, qui se laissa à nouveau fasciner par le trompe-l'œil et les monstrueuses vérités anamorphotiques.
En fait, nous sommes au cœur de la Renaissance et de l'Europe, à l'aurore du souverain empire de la Raison ; images et apparences subissent les attaques du néo-platonisme, puis de la Réforme. Mais les zélateurs de la vérité éternelle, géométrique et mathématique doivent au même moment affronter les cruelles leçons de relativisme que développent les théories de la vision. Il en résulte une étonnante effervescence où l'on balance entre le rationalisme cartésien et un goût ludique du vertige sensoriel et des tentations du rêve, du doute et de la folie. Effervescence qui va, durant un temps, se concentrer à Paris, près de la place Royale (actuelle place des Vosges), au couvent des Minimes. Là nous trouvons Mersenne, Descartes (Dioptrique, 1637), Maignan et surtout ce jeune Jean-François Nicéron, auteur du Thaumaturgus opticus (1646). Ainsi se trouvent réunis théoriciens et praticiens du rationalisme nouveau et de l'univers maniériste. Il faudra y joindre d'autres grands noms comme ceux de Desargues (Pratique de la perspective, 1636), de Bosse, du père Kircher (Ars magna lucis et umbrae, 1646). Ainsi se développe cette diabolique (magia) partie de la géométrie et de l'optique qui se pratiquait selon des procédés fort empiriques dès le xvie siècle en Italie. Dürer n'écrivait-il pas en 1506 à son ami Pirckheimer qu'il devait se rendre à Bologne pour y apprendre die Kunst in geheimner Perspektive (l'art de la perspective secrète) ; c'est la « bella e secreta parte della perspettiva » dont parle Barbaro. Poussant à l'extrême les conséquences de la perspectiva artificiale des classiques, le nouveau thaumaturge en renverse les termes — la Costruzzione legittima d'Alberti autorise, en en donnant les règles, ces déformations de la représentation illusionniste qu'implique le point de vue du spectateur. Celui-ci, situé en un point fixe, « endroit le plus propice pour voir le tableau » (Vinci), perçoit, de face, des raccourcissements et des dilatations dont l'imitateur de la nature doit tenir compte. Dans l'anamorphose, le monde est[...]
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Écrit par
- Marie-José MONDZAIN-BAUDINET : attachée de recherche au C.N.R.S.
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