FRANCE ANATOLE (1844-1924)
L'anticonformiste
Cet apaisement fait place à des mises en cause d'autant plus violentes que les premiers temps de la liaison commencée en 1888 avec Mme de Caillavet sont ceux d'un épanouissement charnel, et des affres de la jalousie. Le Lys rouge en donne une transposition qui a pu paraître trop mondaine ; France y parle, en 1893, d'un amour qui a déjà perdu sa première force. C'est ailleurs qu'on en peut trouver de puissants témoignages. La correspondance des amants masochistes permet de juger combien les personnages de Thaïs et de Jahel doivent à Mme de Caillavet, mais aussi combien toute la vision du monde exposée dans Thaïs et La Rôtisserie de la reine Pédauque est tributaire d'Éros, sans cesse uni à Thanatos. Vision païenne : les forces du désir sont les seules bonnes ; mais elles sont en butte aux hasards absurdes de cette terre, et à la mort. Des simples comme Thaïs ou Jacques Tournebroche peuvent trouver le bonheur, mais jamais les raffinés, les lucides comme Nicias ou Jérôme Coignard. L'aisance de l'écrivain, l'allure pittoresque de La Rôtisserie, qui transpose au xviiie siècle l'occultisme à la mode, ne doivent pas tromper. Il y a là, comme dans Le Jardin d'Épicure, un malaise existentiel.
L'anticonformisme de ces livres est visible. La querelle née autour du Disciple de Bourget, en 1889, contribue à précipiter France, contre Brunetière, dans le camp des adeptes du libre examen, et d'une science conçue comme relative, mais irremplaçable pour notre esprit. Depuis longtemps, France médite sur les faux témoignages de l'histoire pris en compte par notre crédulité. Jeanne d'Arc, dont l'inspiration est discutée par lui, apparaît dès 1876 dans ses écrits. On connaît le beau conte de L'Étui de nacre (1892) où Ponce Pilate est présenté comme un haut fonctionnaire, probe et malheureux, qui a tout oublié de Jésus. Impostures de l'histoire, impostures de l'actualité : le scandale de Panamá révèle en 1893 qu'on a demandé un faux témoignage à la femme d'un suspect. France n'avait jamais jusqu'alors laissé affleurer la politique dans son œuvre publiée. Maintenant, porté par sa vieille obsession, il se lance dans la lutte : Les Opinions de M. Jérôme Coignard sur les affaires de ce temps mettent en cause, de proche en proche, à travers une transposition transparente, toutes les institutions contemporaines. France ne croit pas à l'efficacité d'une éventuelle révolution, mais il est désormais âprement réformiste. Il y paraît même dans son discours de réception à l'Académie française, en 1896. France académicien : le très actif salon de Mme de Caillavet a servi ses ambitions littéraires. On y rencontre le jeune Marcel Proust, qui doit beaucoup à France pour la formation de sa pensée, et qui va lui aussi être dreyfusard.
France est le seul académicien qui se soit violemment déclaré en faveur de Dreyfus. On voit bien que ce n'est pas là l'effet d'une conversion soudaine. Quand, ayant entrepris des nouvelles sur la France du ralliement, nommées « Histoire contemporaine », l'écrivain a connaissance de cette énorme affaire de faux, il prend parti avec courage et générosité, mais tout en suivant la pente de ses anciennes méditations. M. Bergeret devient son porte-parole dans le roman désormais paru semaine après semaine, en feuilletons d'actualité. Ce qui est vrai, c'est que l'Affaire précipite France dans une action devant laquelle il hésitait encore. Devenu l'ami de Jaurès, il milite à ses côtés, appelle à combattre pour l'avènement du socialisme, tout en exprimant pleinement son anticléricalisme contre une Église en majorité antidreyfusarde. Ces deux positions paraissent conciliables pendant la période du « combisme », durant laquelle France fut l'écrivain officiel de la séparation des Églises et de l'État.[...]
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Écrit par
- Marie-Claire BANCQUART : ancienne élève de l'École normale supérieure, agrégée de lettres, docteur ès lettres, professeure de littérature à l'université de Paris-IV-Sorbonne
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Média
Autres références
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- 4 340 mots
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