ANATOMIE D'UNE CHUTE (J. Triet)
Le long-métrage de Justine Triet, Anatomie d’une chute – palme d’or du festival de Cannes 2023, oscar du meilleur scénario original en 2024 – s’inscrit dans une période féconde d’œuvres relevant du genre du « film de procès », après Saint-Omer (2022), d’Alice Diop – lion d’argent pour le grand prix du jury de la Mostra de Venise 2022 – et Le Procès Goldman (2023), de Cédric Kahn. Dans ce film, Justine Triet démontre une force cinématographique que ses créations précédentes laissaient peu entrevoir, bien que Victoria (2016) et Sybil (2019) annoncent Anatomie d’une chute. On y trouvait déjà Sandra Hüller, qui interprétait Mika, la cinéaste versatile dans Sybil, et le prétoire, l’un des décors principaux de Victoria. Ces deux films décrivaient une amertume, une dureté des relations ; on y décelait une exigence d’écriture des personnages, qui ne devaient pas attirer la sympathie immédiate du spectateur.
Dans le monde cinématographique de Justine Triet, les gentils n’existent pas, et ce, dès La Bataille de Solférino (2013), son premier long-métrage de fiction. Le ressentiment continue d’habiter Anatomie d’une chute,sous la forme d’un drame familial. On y assiste à la mise à nu d’un couple d’écrivains après que Samuel (Samuel Theis), le conjoint, est décédé, laissant Sandra (Sandra Hüller), sa femme, et Daniel (Milo Machado-Graner), leur fils, aux interrogations cruelles sur les causes de sa mort. S’agit-il d’un suicide ou d’un meurtre ?
D’un huis clos à l’autre
Une des multiples qualités de la mise en scène repose sur celle de la scénographie elle-même, qui compose judicieusement avec la verticalité du chalet familial, déterminante dans le cours de ce drame. Celui-ci se joue dans la vallée de la Maurienne où le couple et leur fils ont emménagé notamment pour trouver la tranquillité nécessaire à Sandra, célèbre romancière d’origine allemande, qui vient de quitter Londres avec sa famille. Le foyer apparaît toujours en travaux : l’endettement du couple est certain et Samuel doit pourvoir lui-même aux tâches ouvrières. Et, dans le décor de ce chantier familial, le trio semble ne plus pouvoir se rencontrer au même étage, si ce n’est dans un déséquilibre psychique permanent. Hors champ, Samuel n’est présent que sous la forme de souvenirs. Après la chute qu’il a faite depuis la fenêtre du dernier étage, les soupçons se concentrent sur Sandra, restée seule dans le chalet, tandis que Daniel, enfant malvoyant, se promenait sur les sentiers enneigés avec le chien qui lui sert de guide. Ce paysage hivernal cotonneux et ensoleillé semble assourdir la violence des relations ayant cours à l’intérieur du huis clos, qui révélera peu à peu l’existence en sursis de Samuel, écrivain frustré.
La salle d’audience du tribunal forme un autre huis clos. On aurait pu imaginer que, dans cette cour d’assises, la réalisation laisserait de côté le sentiment de déséquilibre lié à la verticalité. Toutefois, Justine Triet maintient la barre des témoins en contrebas et les protagonistes dans les gradins ; Sandra siège derrière son avocat de la défense et ami, Vincent (Swann Arlaud). Quant à l’avocat général (Antoine Reinartz), il descend dans l’hémicycle pour interroger les témoins. Par un savant jeu de cadrages sur les regards ainsi que par l’alternance des positions de caméra en plongée et contre-plongée, le drame familial contamine les audiences au cours desquelles la tension née des secrets du couple qui se déchirait entre en concurrence avec celle qui rythme la progression du procès. Triet ne filme pas la puissance de l’institution judiciaire, mais bien plutôt l’intimité et l’effondrement d’un couple.
La suite de cet article est accessible aux abonnés
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Pierre EISENREICH
: critique de cinéma, membre du comité de rédaction de la revue
Positif
Classification
Média