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CHÉNIER ANDRÉ (1762-1794)

Imitation et invention

À vingt ans, Chénier sait ce qu'il ne veut pas être : un Dorat. Il sait moins bien ce qu'il sera : impulsif, velléitaire, il cède à la dispersion et à la procrastination (voir l'Épître sur ses ouvrages). Il commence à écrire en plein âge d'or de la poésie descriptive : si la terminologie est discutée, l'idéal, lui, ne fait plus question. La poésie peut et doit égaler la philosophie, il y a vingt ans qu'on le dit. La véritable imitation n'exclut pas un effort constant d'invention : l'épopée moderne sera. Cette épopée qu'il rêve, fusion de Virgile et de Newton, dans quelle mesure n'est-elle pas déjà écrite ? Les Mois de Roucher paraissent en 1780 et le Christophe Colomb de Lesuire en 1781 : 12 chants d'un côté, 26 de l'autre, double point de comparaison très honorable pour « évoquer » l'Hermès et l'Amérique, Iliade et Odyssée de l'esprit lancé dans l'aventure de la connaissance. Quant à la poétique impliquée par le genre descriptif, elle est très correctement mise en place dans le poème des Styles de Cournand (1780).

Dans le mouvement poétique issu des Lumières, Chénier n'est pas l'initiateur, mais un relayeur plus doué que les autres, un représentant de la troisième vague. La première, celle de Saint-Lambert et de Marmontel, produisait déjà à l'heure de la naissance de Chénier (1760-1770). La deuxième, celle de Lemierre et de Roucher, a donné son maximum en 1780. Il arrive au moment de la relance nécessaire : le programme développé dans L'Invention se justifie par une retombée de l'effort créateur depuis 1782, date des Jardins de Delille, et par la recrudescence d'un exercice artificiel et scolaire, l'imitation poétique. « Invente, ose, travaille » : exhortation à soi-même d'un jeune poète dont le labeur piétine ; à peine 500 vers rédigés en douze ans. Le drame de Chénier (comme de Fontanes) ne fut-il pas celui qu'exprime La Bruyère : « Tout est dit et l'on vient trop tard », le drame d'une invention qui n'a plus rien à inventer et qui tourne sur elle-même, vacante, inemployée ? Tous ses projets sont également et sans exception ceux de sa génération. Des Épîtres, dans ce siècle métromane, qui n'en a pas écrit ? Ses Élégies auraient pris place à côté de celles de Lebrun, Parny et Bertin qu'elles ne surpassent point. Ses Bucoliques, exercice savant d'adaptation de l'antique et de musique verbale, entre les Idylles de Léonard et les romances de Millevoye. Son poème biblique Suzanne, entre Ruth ou Tobie de Florian et L'Enfant prodigue de Campenon. Son Art d'aimer eût-il été autre chose qu'une doublure de celui de Gentil Bernard (1775) ? Il semblait doué pour la satire (La République des lettres) : sur ce terrain, Gilbert l'avait précédé et son frère Marie-Joseph le suppléera, tous deux avec talent, sachant y mettre la hargne nécessaire. Sous la Révolution, comme tout le monde, il sacrifie au grand lyrisme : l'ode, l'hymne, le dithyrambe sont à l'ordre du jour. Les Iambes, singulier chant du cygne, le montrent enfin seul de son espèce, bouleversant.

Chénier, s'il avait survécu, aurait-il achevé son œuvre ? Il est le grand absent de la période de 1800-1815 : la disgrâce distinguée dont souffrent alors les Muses l'aurait probablement étouffé. On l'imagine mal en servant du despotisme. Entre Delille, confiné dans sa gloire et divulguant trop tard des splendeurs démodées, Fontanes, grand officiant du régime qui ne versifie que dans le secret, et Marie-Joseph, opposant raidi et ulcéré, quelle position eût-il adoptée ? La Révolution, ne l'oublions pas, a suscité un nouveau Chénier, remarquablement doué pour la prose d'idées ou de combat. N'aurait-il pas penché de ce côté, déléguant à des cadets[...]

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Écrit par

  • : professeur de littérature française à l'université de Rennes-II-Haute-Bretagne

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