GIDE ANDRÉ (1869-1951)
La rupture de 1925
Le 14 juillet 1925, Gide s'embarque avec Marc Allégret, alors apprenti cinéaste, pour un voyage d'un an au Congo et au Tchad dont il rapportera Voyage au Congo (1927) et Retour du Tchad (1928), qui marquent un retournement important : Gide, jusque-là très distant à l'égard du discours politique, s'engage pleinement dans la dénonciation du système colonial tel qu'il s'applique alors dans l'Afrique noire française. En réalité, le regard critique de Gide à l'égard de la société française s'était déjà exercé : notamment avec la publication en 1914 des Souvenirs de la cour d'assises, dans lesquels il décrit le fonctionnement de la machine judiciaire, puis avec celle de Corydon (1924), « dialogue socratique » où il remet en cause la normativité sexuelle de son temps et réfute la perception courante de l'homosexualité comme pathologique ; de la même manière, la liaison qu'il connaît avec Élisabeth Van Rysselberghe, dont naîtra sa fille Catherine en 1923, s'inscrit dans son désir de ne pas s'assujettir aux normes conformistes de la société. Avec l'Afrique, Gide va cependant plus loin. Il ne veut pas seulement déjouer les normes morales, mais remettre en cause tout un système économique et social. Les deux journaux de voyage tenus en Afrique apparaissent comme le modèle même d'une « écriture engagée » : au récit au jour le jour, qui mêle aussi bien des notations ethnographiques, florales, politiques, économiques, s'ajoute tout un appareil de notes, écrites au retour, qui argumente, développe, de manière parfois didactique, la blessure que Gide a ressentie au contact de la violence et de l'humiliation subies par les Africains.
Ce retour d'Afrique s'accompagne également d'une distance de plus en plus nette à l'égard de sa fascination pour le discours religieux et, à partir du début des années 1930, d'un rapprochement avec l'U.R.S.S. et le Parti communiste, dont il devient une sorte de compagnon de route. Le Journal se révèle un témoignage précieux de ces diverses transformations : étrangement, Gide ne perçoit pas cet engagement comme une réelle rupture ; il a le sentiment d'avoir toujours été communiste et voit dans le Christ le premier révolutionnaire. Le recueil Littérature engagée (1950), qui rassemble les articles, discours, lettres ouvertes de cette période (1930-1937), est un document exceptionnel sur l'époque : on peut y lire, parallèlement aux dénonciations prophétiques du fascisme, son soutien aux républicains espagnols, les témoignages de son combat, comme cette lettre à Goebbels de janvier 1934 qui dénonce la falsification du procès des communistes après l'incendie du Reichstag.
Cette période peut paraître décevante sur le plan purement littéraire : retenons néanmoins L'École des femmes (1929), où, pour la première fois, l'image de la femme s'éloigne radicalement de l'angélisme et laisse apparaître la génération féministe qui, dans les années 1930, se fait entendre ; il y a également Les Nouvelles Nourritures (1935), manuel d'évasion et de libération. Plus fondamental peut-être, pour comprendre le Gide de cette époque, est l'épilogue de ce combat qui se dénoue avec le voyage en U.R.S.S. en juin 1936, où il est accueilli par Staline, mais dont il revient comme l'un des premiers dénonciateurs des crimes communistes et du totalitarisme. Retour de l'U.R.S.S. (1936) et Retouches à mon retour de l'U.R.S.S sont des textes fondamentaux, encore aujourd'hui, en ce qu'ils constituent un modèle de la responsabilité de l'écrivain à l'égard de son engagement. Il est tout aussi important de relire les innombrables articles et lettres (réunis dans Littérature engagée) que publie alors Gide pour se défendre[...]
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Écrit par
- Éric MARTY : chercheur au C.N.R.S.
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