KERTÉSZ ANDRÉ (1894-1985)
Le malheur américain
Pourtant, et il ne cessera de le répéter obsessionnellement jusqu'à sa mort, ce voyage aux États-Unis sera maudit, Kertész part découvrir un monde nouveau en 1936 alors qu'on lui proposait la nationalité française « pour raisons artistiques ». Ce monde nouveau, il compte le photographier, dans les moments infimes du quotidien, comme il le faisait à Paris, en flânant, en travaillant librement pour les journaux, en étant à la fois un photographe professionnel et un créateur. Il doit très vite déchanter. Son nouvel employeur, Keystone, qu'il traitera plus tard d'escroc, cherche à utiliser son nom pour obtenir des commandes commerciales, bien payées, mais sans intérêt et, surtout, extrêmement rigides dans leur définition. Kertész se cabre. Il est isolé, sans amis et l'on comprend mal les exigences – romantiques une fois encore... – de ce photographe qui devrait remercier des employeurs qui lui assurent des revenus substantiels. L'acquisition de ses premières œuvres par le Museum of Modern Art se termine par une brouille retentissante, une de ses distorsions de nu ayant été recadrée pour qu'on ne voie pas les poils pubiens... Le sentiment d'incompréhension devient tragique. Un contrat avec Condé Nast, éditeur de Vogue, lui assure la sécurité matérielle, mais suscite chez Kertész une profonde tristesse face à l'ennui de commandes convenues pour les revues de décoration du groupe. Pour lui-même, il réalise des natures mortes, sublimes et tendues, miniatures de lumière aux éclats sombres, qui semblent répondre aux vues d'intérieurs chics qui constituent son quotidien professionnel. Il se replie sur lui-même et décide de rentrer en Europe. La déclaration de guerre l'en empêche.
Oublié à Paris, incompris à New York, c'est la rage au cœur qu'il devient citoyen américain en 1944. Kertész explore alors New York, en accumulant les images de nuages emprisonnés par les immeubles, les statues sous la neige, les traces dans la ville, les toits hérissés de cheminées. Il photographie surtout dans la lumière de son appartement dominant Washington Square, Élisabeth, quelques proches et les objets en verre qu'il collectionne. Profondément malheureux, il continue son œuvre, grave mais calme, traversée de fulgurances et de tensions. Il se sent proche des marginaux les plus hétérogènes de Washington Square qu'il photographie en tous sens, en flâneur et en voyeur, en se mêlant aux musiciens et aux passants ou bien de sa fenêtre, au téléobjectif. Il tirera de cet ensemble un livre qui dit à la fois son refus de New York et le havre qu'il y a trouvé.
Il faut attendre 1964 pour que l'importance de son œuvre soit enfin comprise. Une exposition timidement organisée par John Szarkowski au Museum of Modern Art puis des livres importants, entre autres Soixante Ans de photographie, le tirent de l'oubli. Dès lors, il est célébré, médaillé, fêté, ce qui l'enchante. À partir de 1972, c'est le monde entier, de Tōkyō à Paris, jusqu'à Buenos Aires, qui expose et applaudit le fondateur de la photographie moderne. Kertész accueille cette reconnaissance avec une désarmante bonhomie, s'extasiant de tout et répétant à l'envi : « C'est tellement gentil, tellement charmant... » Il refuse de commenter esthétiquement ses œuvres, s'attachant simplement à des anecdotes sur les conditions – essentiellement psychologiques – de leur réalisation. Les analystes, tout en soulignant la difficulté à établir une grille de lecture qui rende compte d'une telle évolution stylistique, relèvent nombre d'images qui ont influencé, de l'aveu même des photographes concernés, bien des praticiens importants. À leurs questions pressantes sur le style, Kertész répondra un jour : « Comment puis-je savoir ? Mon style, ce n'est jamais que moi au moment où j'ai réalisé ces images. Moi et les conditions, moi et une certaine[...]
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Écrit par
- Christian CAUJOLLE : directeur artistique de l'agence et de la galerie Vu, Paris
Classification
Médias
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