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BIÉLY ANDRÉI (1880-1934)

Il gesticulait et il dansait comme une ombre chinoise, on eût dit un chef d'orchestre dirigeant quelque partition inachevable devant des salles vides. Lorsqu'il prononçait ses conférences, encadré par deux candélabres, ses traits aigus s'accusaient au reflet des flammes, son haut front luisait, et ses yeux doux devenaient alors perçants. Silhouette démodée, armée d'un jonc d'aristocrate, il parcourait, en 1914, les collines autour de Bâle. Silhouette de derviche tourbillonnant, il dansait, seul, dans le Berlin cosmopolite de 1922, un fox-trot éperdu et grotesque... Silhouette voûtée et dégingandée, il désarmait par son sourire angélique, par la lumière qui semblait ruisseler de ses yeux... En 1921, à la mort de son ami et « frère spirituel », le grand poète Alexandre Blok, Biély hurlait dans la Russie communiste où régnait alors une terrible famine : « Je suis écrivain de la terre russe et je n'ai même pas une pierre où reposer ma tête... J'ai pourtant écrit Pétersbourg, j'ai pourtant prévu la chute de la Russie impériale, dès 1902, j'ai vu en rêve la mort du tsar : d'un côté, une hache, de l'autre une scie... » Ainsi hurlait à la lune un pauvre fou en Dieu, Andréi Biély, « André le Candide », prophète de ce nouveau temps des troubles où se débattait la Russie. Et c'était la même voix aiguë, hystérique, que celle qui criait à la bourgeoisie russe d'avant 1917 : « Faites l'aumône au nom du Christ, à Andréi Biély, écrivain par la grâce de Dieu ! » Cet écorché vif était vraiment insaisissable derrière le tourbillon de sa logomachie, sous l'armure de son immense culture, enfermé dans l'immense cocon de son discours où les mots se défaisaient, se recomposaient, se délabraient à nouveau comme une prolifération de champignons malsains. C'était un dandy, un dandy cérébral de l'époque la plus raffinée de l'histoire culturelle de la Russie. Et, pourtant, ce prince du « siècle d'argent » russe, poète, romancier, philosophe, critique littéraire, semble poursuivi par une étrange malédiction : poète pour les poètes, il fut peu connu de son vivant, en dehors des cénacles et réunions de poètes, et, depuis sa mort, il est devenu, avec tout le « siècle d'argent », victime du silence des manuels soviétiques. Lui-même se sentait condamné à la solitude, et peut-être s'y condamnait-il volontairement. À sa mort, le grand poète Ossip Mandelstam adressa au « Toqué » des vers magnifiques :

Parce que le destin t'avait donné un pouvoir [mystérieux, On admettait de ne pas te juger, de ne pas [te maudire. On t'avait coiffé de la tiare, le bonnet du fou [en Dieu, Toi le maître des bleuités turquoise, toi le [Puissant, toi le Toqué !

Entre deux Russie

Déjà, en 1902, le chef des poètes symbolistes de la génération aînée, Valéri Brioussov, disait de lui : « C'est peut-être l'homme le plus intéressant de Russie... Quelles maturité et décrépitude de l'esprit à côté e'une étrange jeunesse ! » En effet, dès ses mystiques années d'adolescent, Biély fut ce mélange de jeunesse et de décrépitude. Jeunesse et même puérilité d'un homme muré dans l'imaginaire, décrépitude d'un prince de l'alexandrinisme. Évoquer l'éblouissante fièvre intellectuelle de cet écrivain, c'est évoquer tout le renouveau spirituel de la Russie du début du siècle qui rejetait pêle-mêle le conformisme matérialiste, le désespoir tchékhovien, l'enthousiasme populiste de la génération de la fin du siècle. Deux Russie coexistent à partir de 1900, ou de 1903. D'un côté, l'ancienne mentalité, l'intelligentsia positiviste ou matérialiste, mais qui, ô paradoxe ! sous l'emprise de la ferveur populiste, ne rêve encore que sacrifice et service du peuple ; pour elle, la politique est une religion, l'art doit être une des formes de cette religion. De l'autre côté, une[...]

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Écrit par

  • : professeur honoraire à l'université de Genève, recteur de l'université internationale Lomonosov à Genève, président des Rencontres internationales de Genève

Classification

Autres références

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