BIÉLY ANDRÉI (1880-1934)
Le « Toqué »
Captif de visions ésotériques, tremblant de l'antique frisson des pythies, comme il semblait loin et perdu pour la Russie ! Bientôt, pourtant, la guerre éclate et l'y ramène. Dès lors, libérés par l'énorme explosion de la guerre, nourris d'occultisme, les mythes intérieurs de Biély croissent en toute quiétude. Une meute de policiers purement mentaux est aux trousses de Biély et dans ses incohérents Carnets d'un Toqué (1922), nous n'avons plus affaire à Biély, mais à un double personnage traqué que hantent les métaphores. Le « Toqué » salue l'avènement du séisme que ses nerfs exacerbés pressentaient depuis longtemps. Biély le mystique se rallie à la révolution d'Octobre, comme son « frère ennemi », Alexandre Blok. Ce n'est pas un retour au réel ; au contraire, il semble que l'amarre fragile soit rompue ! Biély célèbre une révolution occulte qui n'a pas eu lieu, il danse à Berlin, en 1922, dans des caveaux où il délire, il rentre en U.R.S.S. et cherche à rattraper la réalité fuyante par d'extraordinaires romans policiers « anti-impérialistes » dont la trame est ridicule, et dont le style est de plus en plus monstrueux, fascinant, proche de l'écriture en liberté. La fable avait toujours été secondaire dans ses romans, elle devient pitoyablement grotesque. Le dialogue avait toujours été un dialogue de sourds, il devient un simple jeu de mots. En revanche, la perception moléculaire, la diffraction du regard s'amplifient. Comme un énorme œil à facettes de mouche, Biély ne voit qu'un monde grossi et difforme, où tout gesticule avec des mouvements saccadés. Autant cette vision grotesque tue le vivant, autant elle enrichit le langage et le style de la perception. Le verbe de Biély crée alors ses plus monstrueuses inventions et grouille d'une vie souterraine qu'admireront formalistes et futuristes tout en récusant son auteur.
« On ne saurait imiter Biély, à moins de l'accepter en entier, avec tous ses attributs, comme on ne sait quel univers original, comme une planète qui aurait ses mondes végétal, animal et spirituel bien à elle. » Le jugement et la mise en garde sont de Gorki. Oui, Biély est inimitable et serait nocif, a été nocif à ses imitateurs. Pour le lire, on doit adopter son univers comme on adopte l'univers de Kafka. L'étrange est que cet univers soit l'aboutissement d'une aventure qui avait débuté sous le signe du siècle d'argent, c'est-à-dire du raffinement et de la pensée idéaliste. Biély aurait-il été finalement infidèle à ce qu'on appelle la « renaissance » russe ? Sa vie est certes remplie d'étonnantes volte-face : le politique, l'historique, le quotidien n'intéressent Biély que par raccroc. La fidélité est ailleurs, elle est dans son exploration du moi humain jusques et y compris le domaine de l'irrationnel. Cette exploration, qui a mené Berdiaev à une philosophie de la liberté, a conduit Biély vers le labyrinthe de l'inconscient et de la servitude de l'homme, là où se sont aventurés le freudisme, le surréalisme et le fantastique kafkaïen. Sur la renaissance russe, encore hétéroclite et inorganisée, est retombée la condamnation sans rémission non point tant de la révolution que du retour en force de ce matérialisme athée et scientiste que les hommes du siècle d'argent avaient cru aisément rejeter. Son aventure spirituelle, depuis le maniérisme du « siècle d'argent » jusqu'au déferlement du temps des troubles, symbolise la marche du xxe siècle.
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Écrit par
- Georges NIVAT : professeur honoraire à l'université de Genève, recteur de l'université internationale Lomonosov à Genève, président des Rencontres internationales de Genève
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