ANGELUS SILESIUS JOHANNES SCHEFFLER dit (1624-1677)
« Le Pèlerin chérubique »
La Sainte Joie de l'âme et la Description sensible des quatre choses dernières sont des œuvres proprement lyriques, emphatiques parfois, souvent maniérées dans le goût de la Trutznachtigall de Friedrich Spee et d'autres poètes mystiques du xviie siècle. L'œuvre capitale, la plus originale et la plus forte, reste Le Pèlerin. Silesius a eu des devanciers. Le distique religieux en vers de douze pieds avec rime, l'aphorisme-proverbe avec intention mnémotechnique étaient déjà pratiqués, en particulier dans le cercle de Franckenberg ; et les Monodisticha de Daniel Czepko, que Silesius a connus, sont une sorte de préfiguration, avec moins de talent, du Wandersmann. Silesius pousse à l'extrême l'art de la concision, du distique ramassé et frappé à l'emporte-pièce.
Il est par ailleurs, pour ce qui est de la pensée, l'aboutissement de la grande tradition mystique allemande et néerlandaise, de Tauler, Eckhart, Ruysbroeck, Suso et tant d'autres. Mais ce que ses prédécesseurs avaient exposé dans leurs sermons ou leurs traités, Silesius le condense en aphorismes, ce qui donne à cette mystique une saveur toute nouvelle.
Il est impossible de trouver un ordre quelconque et l'apparence d'un système dans les six livres du Pèlerin. Le sixième, publié dix-huit ans après les autres, est d'un caractère un peu particulier, plus simple à beaucoup d'égards, plus proche d'un christianisme traditionnel, plus terre à terre même. Il porte indiscutablement la marque de la Contre-Réforme et le reflet des luttes acharnées contre les protestants.
C'est surtout dans les cinq premiers livres qu'il faut chercher le vrai Silesius. Les deux premiers, d'un caractère plus abstrait et plus spéculatif, sont riches de pensée ; les autres, plus proprement centrés sur la personne du Christ, né, mort et ressuscité, d'un Christ à la fois historique et mystique, sont plus proches des Écritures et de la légende chrétienne. Et si dans l'ensemble du poème on peut distinguer des groupes de distiques apparentés par le sujet, l'auteur passe sans transition d'un thème à un autre. Bien plus, il cultive le paradoxe, le propos contradictoire, l'antithèse à l'intérieur d'un même distique, laissant au lecteur le soin d'interpréter l'esprit qui inspire cette matière apparemment incohérente et disparate.
S'il s'est séparé de la stricte orthodoxie luthérienne, c'est que des raisons profondes l'y ont poussé. Son Dieu échappe à tout aspect confessionnel. Silesius parlera même, pour désigner son caractère dépouillé, inconcevable et indéfinissable, de Déité ou de Surdéité. Dieu, en effet, et Silesius suit en cela les partisans de la théologie apophatique, ne se définit pas, ou se définit d'une manière toute négative, car toute définition est une limitation, et Dieu est tout à fait étranger ou supérieur aux qualités que nous pouvons lui prêter. Ainsi, poussant le paradoxe à l'extrême ou donnant à sa pensée une forme outrancière, il est question du néant ou du surnéant de cette Déité.
De là suit toute une spiritualité de mystique pure, d'abandon, de détachement total, de renoncement complet et d'indifférence, qui pourrait faire songer à du quiétisme si ce dépouillement n'était le résultat, non d'un relâchement mais d'une tension de la volonté. Par esprit de pauvreté, de pureté, d'abandon à Dieu, l'âme toute pénétrée d'amour n'implore le secours de Dieu pour aucun bien, même spirituel ; et, s'il était dans l'intention divine qu'il fût damné, le fidèle doit accepter l'enfer avec autant de joie qu'il en aurait à entrer au paradis. C'est ainsi que l'oisiveté devient une vertu essentielle, non point qu'il faille[...]
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Écrit par
- Eugène SUSINI : professeur honoraire à l'université de Paris-IV-Sorbonne
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