- 1. Chaucer et le Moyen Âge
- 2. Renaissance et floraison élisabéthaine
- 3. Des poètes métaphysiques à la satire
- 4. Des aventures de Gulliver au roman noir
- 5. Retour à la poésie
- 6. L'époque victorienne
- 7. Tournants du XXe siècle
- 8. Le roman contemporain
- 9. La poésie contemporaine
- 10. Le théâtre contemporain
- 11. Littérature pour enfants
- 12. Bibliographie
ANGLAIS (ART ET CULTURE) Littérature
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Le roman contemporain
La publication, en 1922, de Ulysses changea radicalement la conception du roman. Joyce avait révélé les possibilités illimitées offertes par le jeu avec et sur le langage. Dès les années 1930, cependant, les romanciers anglais réagissaient contre les innovations de leurs grands prédécesseurs, pour en revenir aux formes du roman traditionnel. Puis le mouvement d'oscillation se poursuivit, entre le modernisme, marqué par la recherche formelle, et une tradition à dominante réaliste. L'engagement politique fut suivi d'une forte désillusion. De nombreux écrivains se tournèrent alors vers un libéralisme teinté de conservatisme. L'esprit d'expérimentation et d'audace semblait s'être éteint pour de bon. On cultiva la nostalgie du passé, une valeur sûre. Les années 1950 virent un retour en force du réalisme, avec « les jeunes hommes en colère » (The Angry Young Men). Cependant, l'utilisation de cette tradition fut moins unanime qu'on voulut bien le dire et, au début des années 1960, époque où le roman comme la critique se livraient, en France, à de multiples expérimentations, les écrivains anglais se mirent à leur tour à questionner et subvertir l'héritage de leurs prédécesseurs réalistes aussi bien que modernistes. Le « postmodernisme » émergeait. Ce terme tente d'englober la variété et la complexité des écritures contemporaines ; par jeu, sa date de naissance a été fixée au 22 novembre 1963, jour de l'assassinat du président Kennedy : « Cette date marqua symboliquement la fin d'une certaine sorte d'optimisme et de naïveté dans notre conscience collective, la fin de certaines vérités et de certaines assurances qui avaient contribué à définir la notion de ce que la fiction devait être » (Larry McCaffrey).
Dès les années 1980, on assiste à l'émergence d'un roman planétaire qui vient d'Inde aussi bien que du Pakistan, du Nigeria comme des Caraïbes. Le début du xxie siècle a vu se confirmer ce phénomène que la spéculation des éditeurs sur l'intérêt des lecteurs pour une actualité en constant changement ne fait qu'accroître.
Retour au réel
En 1938, Cyril Connolly constatait, dans Enemies of Promise, le déclin des mandarins, ceux dont la prose savante prétendait rivaliser avec le vivant. Leur succédaient les vernacular, « tenants de la langue parlée, familière et brutale, et de la vision du monde qu'elle était propre à exprimer ». L'époque où « le voile trembla », où pouvait surgir un texte sacré, était tôt révolue de ce côté de la Manche. Dès 1919, Pound avait quitté l'Angleterre, où l'humeur n'était plus au cosmopolitisme ; Joyce avait d'emblée choisi l'exil : il ne troublait guère les esprits ; Virginia Woolf avait sombré dans l'oubli bien avant ce jour d'été de 1941 où elle se laissa glisser dans la fluidité glauque de l'eau.
Après les audaces des tentatives formelles, c'était le retour à une tradition réaliste abondamment illustrée au xixe siècle. Dans les années 1930, plusieurs intellectuels, en rébellion contre les valeurs d'une classe sociale trop policée, découvraient la vitalité de la classe ouvrière et renonçaient aux obscurités d'une langue recherchée, pour rapprocher masses et cultures. En 1939, Stephen Spender publiait un pamphlet intitulé Nouveau Réalisme. Naissaient à la même période le Club du livre de gauche et le Mouvement d'observation de masse, qui rassemblait des milliers de témoignages sur la vie quotidienne du citoyen moyen. Il ne s'agissait plus de « s'éveiller du cauchemar de l'Histoire », mais bien d'agir sur l'Histoire, d'accéder à une conscience politique, comme en témoignent les préoccupations d'engagement et de solidarité dans les œuvres de George Orwell, Graham Greene, Christopher Isherwood ou Edward Upward. Reportages, autobiographies ou journaux (A Berlin Diary, 1930 ; The Road to Wigan Pier, 1937, etc.), dans un style direct et dépouillé, étaient en honneur. Il n'est que d'évoquer le talent de journaliste d'un Greene qui, à partir de 1938, n'a pas cessé de promener le miroir du reportage sur tous les points chauds du globe (le Mexique en révolution, Londres sous les bombardements du Blitz, l'Indochine sous la rébellion viêt-minh, l'Amérique du Sud refuge des nazis, Haïti terre des tontons macoutes), utilisant la forme du roman policier ou d'espionnage pour traiter de cela seul qui lui importe, les aventures de l'âme.
À défaut d'un registre réaliste ou documentaire, triomphe l'allégorie – le propos didactique restant évident –, comme dans les romans de Rex Warner ou le célèbre Animal Farm (1945), de George Orwell, qui révèle, sous le voile du conte animalier, le mécanisme du totalitarisme. Le désenchantement auquel aboutit Orwell (Nineteen Eighty-Four, 1949) succédait à la grande vague de pessimisme qui, dans les années 1920, s'était emparée d'écrivains comme Aldous Huxley, Graham Greene et Evelyn Waugh. Dans ses premières satires – Crome Yellow (1921), Antic Hay ou Those Barren Leaves (1923 et 1925), et surtout Point Counterpoint (1928) –, Huxley analysait l'effondrement d'une culture libérale sous la poussée de forces irrationnelles et brutales. Puis, quittant la scène chaotique de l'Europe, il se consacrait, aux États-Unis, à l'étude des philosophies orientales.
G. Greene et E. Waugh, quant à eux, se tournaient vers les ressources du catholicisme, démarche qui s'appuyait, chez Waugh, sur l'horreur profonde et le rejet total du monde moderne : le « mythe du déclin », qui est au cœur de l'imagination poétique d'Eliot, sous-tend son œuvre entière (A Handful of Dust, 1934, titre pris à Eliot). Waugh se situe à mi-chemin entre Ronald Firbank, qui sut parer son désespoir discret d'élégance et d'humour, et T. S. Eliot, dont il partage la vision d'un monde fragmenté, éclaté. La Terre vaine tournée en farce. La nostalgie du passé, « solution liquide dans laquelle l'art développe les instantanés de la réalité », inspira bon nombre de romans de cette époque. Retour à « l'anglicité comme idéologie » (B. Bergonzi), retour à une Angleterre, victorienne et préservée, isolée comme une belle demeure campagnarde derrière sa pelouse bien entretenue : c'est Brideshead Revisited (1945), que semble prolonger la grande fresque d' Anthony Powell, A Dance to the Music of Time : douze volumes, répartis en trilogies, chacune couvrant une époque différente de la vie du narrateur, qui furent publiés de 1950 à 1975 (mais remontent en fait à 1911). Cela devait suffire pour que l'on fît de Powell le Proust anglais ; son œuvre ne pose pourtant aucune interrogation sur la perception de la temporalité : le temps passe, comme chez A. Bennett, en un flux régulier, continu. Ce tableau de mœurs, techniquement peu inventif, fidèle aux conventions du réalisme édouardien, se poursuivit dans les années 1950 ; sa seule nouveauté, qui porte sur le ton et l'attitude, fut déterminée par la guerre et ses effets sur la structure sociale. C. P. Snow, résolument antiexpérimental, véritable « réactionnaire des lettres », explorait au fil des onze romans de la saga Strangers and Brothers (1940-1970) les rapports entre l'individu et la société. L. P. Hartley produisait de fines études sur la réalité britannique et les conflits qui naissent des ostracismes de classe, et Angus Wilson, plus incisif, livrait ses « petites images acerbes et fignolées d'une classe bourgeoise atteinte dans son sens de l'indépendance et se blessant elle-même à mort » (Edmund Wilson). Ses premiers ouvrages – recueil de nouvelles, The Wrong Set (1949), ou roman, Hemlock and After (1953) – trahissent une obsession de la cruauté sous diverses formes qui, mêlée à l'humour, ne laisse pas de rappeler son maître Dickens, et imprègne la satire d'une tonalité subjective.
Révoltés et offensés
Tandis qu'une bourgeoisie aisée trouvait ainsi ses chantres et détracteurs, l'Angleterre était insensiblement entrée dans un nouvel âge. Aux environs des années 1955, un vent de contestation s'était levé : il ne toucha pas que l'establishment, mais remit en cause toutes les formes de la vie en société. Dans le roman, on parla d'une « modeste révolution » : sans s'être donné le mot, une poignée d'écrivains, issus d'un autre horizon, sortaient le roman anglais des cercles où il s'était longtemps confiné, le transformant en instrument de combat. Après Orwell et sa génération, c'était une nouvelle étape sur la route de l'engagement. Avec Jimmy Porter, le héros de John Osborne (Look Back in Anger, 1956), « l'immense arrière-pays oublié par la mode » trouvait enfin une voix. Cette voix, on l'attendait. « Imaginez le miracle, imaginez l'arrivée d'un chef-d'œuvre. Il est tapi là, monstre aux yeux rouges, muscles roulant, gueule salivant », écrivait Kenneth Tynan dans l'Observer, en 1954. Préparée par les oxoniens des années 1930 et de l'après-guerre (qui contribuèrent largement à la victoire du Parti travailliste en 1945), l'arrivée des Angry Young Men (Kingsley Amis, John Osborne et Colin Wilson) sur le devant de la scène littéraire fit passer un souffle vivifiant sur un pays en quête de sensations nouvelles. Originaires de la province, John Wain, John Braine, Alan Sillitoe, qu'on rassemble aussi sous le label de la colère, reproduisirent dans le roman les accents du terroir, donnant droit de cité à cette langue vernaculaire dont maint critique avait réclamé l'apport. Puis les jeunes hommes vieillirent et empruntèrent le chemin de la promotion sociale.
Le roman féministe
Le roman néo-réaliste des années 1950 a rencontré un écho dans le roman féministe, apparu au cours des années 1960. Là aussi, on décrète que la littérature, pour sonner juste et avoir quelque force, doit être tirée du vécu ; seconde source d'inspiration : le culte de la solidarité féminine, qui a pour corollaire la révolte contre les hommes. Les domaines explorés, « réservés aux femmes », vont donc être la maternité et sa mise en question, la difficulté d'être femme, l'exploitation par les hommes... Margaret Drabble (The Ice Age, 1977 ; The Middle Ground, 1980) est la représentante la plus illustre de ce type de roman, où l'invention formelle n'a aucune part et dont l'intérêt essentiel est de refléter une évolution sociale. Cependant, la création en 1970 du Women's Liberation Group, qui força les autorités à adopter un certain nombre de mesures visant à assurer l'égalité des femmes dans la vie du pays, allait donner à la littérature féministe un nouvel essor. Le féminisme fut reconnu par tous, éditeurs et critiques en tête, comme une force culturelle. La question de la différence sexuelle devenait centrale dans l'approche d'une œuvre littéraire. Certains livres firent date : en 1969, Sexual Politics, de Kate Millett ; en 1970, The Female Eunuch, de Germaine Greer ; ou Patriarchal Attitudes, d'Eva Figes. Il y aurait écriture féministe dès que se ferait sentir une véritable opposition « au schéma d'appropriation dont hérite une culture fondée sur le patriarcat et l'intrigue œdipienne » (F. Laroque, A. Morvan, F. Regard, Histoire de la littérature anglaise). Une autre question se posait : existe-t-il une façon féminine d'écrire ? Virginia Woolf, qui évoquait une syntaxe différente et mettait en avant la notion de fluidité et celle des « multiples zones de plaisir offertes par l'image du corps féminin », le pensait. Hélène Cixous, Luce Irigaray ou Julia Kristeva, dont l'influence dans l'université anglo-saxonne était forte, donnaient une première définition de « l'écriture féminine », inspirée en partie par ces idées. L'exclusion de la femme était comparée à celle des minorités comme celle des Noirs, des juifs ou des homosexuels. L'écriture féminine n'était pas l'apanage des femmes : Salman Rushdie et, avec lui, une bonne partie des tenants de l'écriture « postcoloniale » devenaient plus représentatifs d'une telle écriture que Jane Austen, George Eliot ou, plus récemment, Anita Brookner. On encouragea de nouveaux talents : A. S. Byatt, Elaine Feinstein, Rose Tremain et Alice Thomas Ellis, Penelope Fitzgerald et A. L. Barker, Bernice Rubens, Susan Hill ou Fay Weldon et Jeanette Winterson...
Par la suite, l'activité des gender studies allait influer fortement sur la critique universitaire en proposant une grille d'interprétation de la littérature parfois réductrice, fortement teintée d'idéologie et de militantisme ; elle pénétrait également le monde du livre et, de façon plus générale, l'opinion publique anglo-saxonne.
Au service de l'intelligence
Pendant que les jeunes hommes en colère évoquaient la réalité d'une Angleterre négligée par la littérature, d'autres écrivains, plus ouverts aux courants culturels et politiques venus de l'étranger, tentaient, comme le fit Huxley, d'exprimer le climat intellectuel de l'époque, tout en renouvelant la forme romanesque. La philosophie existentialiste du « regard » ainsi que les recherches formelles des Américains les ont marqués. Entre philosophie et roman, les ouvrages d' Iris Murdoch (qui fut professeur de philosophie à Oxford et publia un essai sur Sartre) analysent, à travers l'histoire d'une initiation douloureuse, les problèmes essentiels posés par l'existence en société (Under the Net, 1954 ; The Bell, 1958 ; A Severed Head, 1961). Venue de Rhodésie, Doris Lessing n'aura négligé aucune des aventures intellectuelles majeures du xxe siècle : après le marxisme, la psychanalyse, puis l'étude des philosophies orientales. Elle poursuit des préoccupations économiques et politiques aussi bien que philosophiques et sociales, tout au long d'une œuvre très prolifique (plus de onze romans, des essais, des poèmes et des pièces de théâtre), dont The Golden Notebook (1962), roman qui cherche à rendre compte par sa structure même de la fragmentation du réel, est la pièce maîtresse. Intéressé lui aussi par la philosophie, le romancier John Fowles s'est proposé dans son roman le plus célèbre, The French Lieutenant's Woman (1969), de montrer une prise de conscience existentialiste avant la lettre. C'est sur ces problèmes de la liberté, du choix, de la révolte et de la recherche d'identité qu'il se penche (de The Collector, 1958, à Daniel Martin, 1977). Ces « romans d'idée » (novels of notion) manifestent une certaine curiosité des chemins inconnus, sans rompre néanmoins avec les formes du roman traditionnel : pour la plupart, ils s'en tiennent sagement à la « réalité » du réalisme.
Inventeurs et visionnaires
Tel n'est pas le cas de William Golding, chez qui l'idée est parfaitement intégrée au symbole. La puissance d'une subjectivité hantée par une obsession unique – la présence du mal au cœur de l'homme, qui s'exprime dans le langage complexe de l'allégorie et du symbole – le sépare des autres romanciers de son époque (notamment de ceux qui, comme lui, traitent de l'éternel conflit entre bien et mal : les catholiques Greene, Burgess et Spark). « Drogué naturel », rêveur et visionnaire, John Cowper Powys tient à la fois de Blake et de Thomas Hardy ; la tension entre les deux pôles d'un univers manichéen est traitée sur le mode imaginatif : hallucinations où dominent les éléments aquatique et végétal, les images au caractère obsédant. L'inspiration fantastique (mêlée de fantasy) domine les œuvres de deux écrivains qui, comme Golding, ont utilisé la forme allégorique. Les romans de Mervyn Peake (Titus Groan, 1946 ; Gormenghast, 1950 ; Titus Alone, 1959) peuvent se lire comme une fable sur le déclin du monde moderne, tandis que la trilogie de J. R. R. Tolkien, The Lord of the Rings (1954 à 1956), devenue un best-seller mondial, se prête à une multitude de lectures – politique, philosophique, sociologique – tendant à rapprocher du nôtre le monde de Middle Earth.
Ces écrivains se soucièrent avant tout de façonner leur propre système d'images en vue d'une construction plus ou moins libérée du réel ; l'expérimentation formelle ne les tenta pas. Une romancière, cependant (née à peu près à la même époque que Joyce, Woolf et Lawrence), transforma, sans fracas, mais de façon radicale, l'art du roman, en créant « quelque chose d'intermédiaire entre le roman et la pièce de théâtre ». De 1925 à 1963, Ivy Compton-Burnett publia dix-huit livres composés presque exclusivement de dialogues (les titres sont invariablement constitués de deux substantifs liés par and, ce « et » étant l'idée centrale de l'œuvre et la marque la plus sûre de la division absolue entre les personnages). Procédant par longues phrases guindées, à la fois rigides et sinueuses, comme l'a écrit Nathalie Sarraute, un langage-camouflage laisse filtrer une sous-conversation nourrie de mouvements intimes meurtriers. Le lecteur, sommé d'être actif, descend dans l'arène avec l'auteur, à égale distance des personnages : Compton-Burnett a trouvé le moyen de « fournir la vie au lecteur », disait Henry Green. Ce moyen, H. Green le trouva aussi. Ses romans, dont les titres consistent en un participe et évoquent les modes du procès de vivre – Living (1929), Party Going (1939), Caught (1943), Concluding (1948), Doting (1952) – plongent le lecteur dans un monde onirique qui n'a pourtant rien de vague, comme n'a rien de gratuit un dialogue composé de propos insignifiants : un tel onirisme « est au plus haut point réel, où affleure constamment l'idée de la mort et de la vacuité de la vie » (Nothing, 1950). Aucun lien de Green à Muriel Spark, si ce n'est l'originalité de la vision et de la démarche. Dans l'univers de Spark, où rôdent sorcières, grands prêtres et diables, deux mondes s'opposent en effet : « un monde passé, mythologique, et celui des temps modernes qui s'inscrivent dans un contexte historique » (The Abbess of Crewe, 1974), le passage de l'un à l'autre permettant une lecture démystificatrice.
« Exilés », il est vrai, Irlandais de surcroît (même si c'est à demi), comme Joyce, Flann O'Brien et Beckett, grands novateurs du roman, deux écrivains font souffler un petit air de nouveauté sur le paysage romanesque. Rompant avec le récit linéaire pour y substituer la récurrence, l'ensemble constitué par les quatre volumes du Quatuor d'Alexandrie se voulait expérimental : Lawrence Durrell y présentait quatre points de vue successifs qui s'emboîtent telles les pièces d'un puzzle. Mais la formule est fragile (alors que The Black Book, publié à Paris en 1938, rend un son neuf), et ce sont surtout les talents de conteur de Durrell qui convainquent : « La fourmillante cité, cité pleine de rêves » a plus fait pour lui que ses théories. Dans le Quintette d'Avignon, il tente de conjuguer l'histoire de l'écriture du livre avec l'histoire du récit. Anthony Burgess, de son côté, invente dans A Clockwork Orange (1962) un sabir en partie dérivé du russe, en fait inspiré de Joyce. Seul écrivain anglais à se réclamer de cette influence, il donne libre cours, au gré d'une œuvre particulièrement abondante, à une passion effrénée des mots et de la musique (Napoleon Symphony, 1974) : cet « exhibitionnisme verbal », joint à son exubérance – il s'est essayé à tous les genres –, en fait un phénomène à part dans la littérature anglaise.
À l'extrême opposé de ce foisonnement se creuse le repli de trois romanciers, dont l'exil fut avant tout intérieur, et l'art essentiellement autobiographique. S'enfonçant toujours plus avant dans les profondeurs de l'être et de l'enfer (Au-dessous du volcan), Malcolm Lowry poursuit un voyage ivre qui ne finit jamais (Voyage that never ends) sinon par son suicide, en 1957. Les hallucinations intenses du délire éthylique, les obsessions fantasmagoriques qui remplissent la vacuité de « la mort dans la vie » se reflètent dans les visions étonnantes provoquées par la drogue chez Anna Kavan (trouvée morte en 1968, une seringue remplie d'héroïne à la main). Les images s'entrechoquent, se juxtaposent, s'évanouissent comme autant de cataclysmes. À ce monde bientôt pris dans les glaces (Ice, 1967), correspond chez Jean Rhys la mer figée, qui retint prisonnière Antoinette Cosway, héroïne de The Wide Sargasso Sea, 1966 : la romancière, que l'on crut morte pendant plus de vingt ans, continuait en silence son voyage dans les ténèbres (Voyage in the Dark, 1934). Dans ces œuvres, où la distinction entre l'autobiographie et la fiction s'est effacée, s'accomplit le passage au roman de l'artiste et de son art.
Le roman expérimental
Restait un pas à franchir, vers le roman de l'écriture. Mais peu d'écrivains anglais étaient prêts à se séparer de cet élément essentiel qu'est le personnage. Quelques-uns pourtant, influencés par la France et le Nouveau Roman, le tentèrent ; les universitaires en tête, telle Christine Brooke-Rose, dont le premier livre, A Grammar of Metaphor (1958), analysait le fonctionnement du langage, ou Gabriel Josipovici, qui commença à écrire dans les années 1960. Brigid Brophy, dans In Transit (1969), montrait comment se crée une réalité fictive, constamment mouvante, en transit. Dès 1938, cependant, Samuel Beckett, avec Murphy (puis avec Watt, son second roman en anglais), se livrait à une critique totale du réel et apercevait « un flux de formes », « perpétuel assemblage de formes perpétuellement dissous », susceptible de faire l'objet d'une organisation structurale. Avec Giles Gordon (Pictures from an Exhibition, 1973), et surtout B. S. Johnson (The Unfortunates, 1969), qui s'employa à élargir le champ formel du roman et préféra l’écriture semi-autobiographique à la fiction pure, on en arrive aux jeux spatiaux sur la page et avec les pages. Ann Quin, dont l'itinéraire est proche de celui de B. S. Johnson, place mythe et journal personnel sur deux colonnes, traduisant ainsi la schizophrénie du personnage (Passages, 1966). Ces recherches avant-gardistes restent cependant isolées : l'ingéniosité l'emporte, dans l'ensemble, sur l'innovation véritable, et la pratique rejoint mal la théorie.
Décalages et marginalité
Entre le « développement de genres mineurs » (B. Bergonzi) et la « documentation pour chapelles », le roman anglais a pourtant trouvé un espace où évoluer. Signes de l'éclatement de la veine réaliste, certains genres ont pris une grande importance : le roman universitaire, avec David Lodge (Changing Places, 1975 ; Small World, 1984 ; Nice Work, 1988)et Malcolm Bradbury (The History Man, 1975) ; les récits de voyage (travel writing), avec Bruce Chatwin (In Patagonia, 1977), Paul Theroux (The Great Railway Bazaar, 1975) et William Dalrymple (City of Djinns, 1993) ; le roman d'espionnage, mis à l’honneur par Graham Greene, que dominent Len Deighton et John Le Carré ; la science-fiction, « résurrection de la poésie épique » (selon Boris Vian) et domaine où brillent quelques-uns des meilleurs auteurs anglais : Brian Aldiss, J. G. Ballard et Michael Moorcock ; le roman utopique enfin, qui exerça une influence considérable au début du siècle avec H. G. Wells, George Orwell et Aldous Huxley (Brave New World, 1932) et allait sans tarder réagir contre le message wellsien : l'utopie devenait anti-utopie ou contre-utopie. Celle-ci constitue un phénomène caractéristique de l'époque, qu'elle soit inspirée par les horreurs de la Seconde Guerre mondiale et dénonce le mal en l'homme (Lord of the Flies, 1954, de William Golding) ou, nourrie de l'absurde kafkaïen, qu'elle proclame pour demain le chaos et l'apocalypse (The Wanting Seed, 1962, d'Anthony Burgess).
Dans les années 1960, l'Angleterre avait été gagnée par une « épidémie d'ordre psychique » – névrose répandue, culte de la sensation, fuite dans un univers onirique (climat qu'analyse Christopher Booker dans The Neophiliacs, 1969) – qui laissa des traces dans le roman : une veine de violence mêlée de fantaisie, de grotesque et d'outrance le parcourt, et l'on peut y observer l'influence tardive du surréalisme, avec la place faite aux rêves, à l'imagination et à la provocation. Emma Tennant (The Time of the Crack, 1973)et Angela Carter (The Magic Toyshop, 1967 ; The Passion of New Eve, 1977) se situent dans ce courant, qui rejoint celui de la speculative fiction. Beryl Bainbridge recourt au meurtre et à l'humour macabre (plutôt qu'à la colère, en laquelle nul ne croit plus) pour écorner les valeurs d'une petite bourgeoisie sclérosée (Harriet Said..., 1972). La violence a pour alternative la folie, point extrême du repliement de l'individu sur lui-même, comme chez Susan Hill (The Bird of Night, 1972) ou Jenny Diski (Monkey’s Uncle,1994), que Doris Lessing recueillit quand elle était une adolescente tourmentée. De livre en livre, Eva Figes trace l'itinéraire intérieur d'une femme, quête qui se double d'une revendication féministe, comme chez la romancière irlandaise Edna O'Brien dont l’œuvre se caractérise par une veine poétique et picaresque, ou chez sa compatriote Jennifer Johnson, à la prose douce-amère.
D’autres écrivains s’emploient à répudier tout confort de lecture. Ian McEwan raconte dans une langue parlée, familière, la subversion de l'ordre établi sous le jeu de fantasmes sexuels et macabres (First Love, Last Rites, 1975 ; The Cement Garden, 1978) et se livre à une critique en règle de la comédie sociale comme de ceux qui l'animent (Amsterdam, Booker Prize 1998) ; il introduit peu à peu dans ses romans les événements qui secouent le monde (la chute du Mur de Berlin dans Black Dogs, 1992, la Première Guerre mondiale dans Atonement, 2001 ; ou le terrorisme dans Saturday, 2005). De son côté, Martin Amis, privilégiant un comique sauvage et pessimiste, expérimentant avec la langue et les mots à la façon des romanciers américains dont on l'a rapproché, procède à un jeu de massacre tous azimuts (Dead Babies, 1975 ; Yellow Dog, 2003), s'attaque à ces passions bien communes que sont l'envie et la jalousie (The Information, 1995) et revisite l’Holocauste en déroulant l’histoire à rebours (Time’s Arrow, 1991)ou en multipliant les points de vue (The Zone of Interest, 2014). Le lecteur est bousculé de manière différente par Irvine Welsh, l'auteur de Trainspotting (1993), dont le mélange d'euphorie et de désespoir, d'obscénité et de délire a su capter l'intérêt d'une jeunesse qui s'y est reconnue, mais aussi par Will Self, provocateur de talent (Cock and Bull, 1993) qui inscrit certains de ses ouvrages dans la lignée de ces « neuro-romans » qui diagnostiquent les symptômes mentaux et psychiques d’un malaise profond qui frappe la psyché individuelle et collective (Umbrella, 2012 ; Shark, 2014). Le néo-modernisme de Will Self dans ses romans les plus récents rappelle que la littérature britannique, à partir des années 1970, est passée par une phrase postmoderniste.
Le postmodernisme
Le terme « postmodernisme » attire l'attention sur un modernisme, toujours de mise et bien vivant, qui n’est toutefois plus le seul : « post » signifiant une réinterprétation sur des bases neuves, si bien qu'on ne sait pas toujours si les écrivains associés à ce courant sont des adversaires ou des héritiers des grands modernistes. Selon David Lodge, l'écrivain contemporain, placé à un carrefour (The Novelist at the Crossroads, 1971), hésite entre la voie du réalisme et celle des expérimentations. De ces hésitations, il fait son sujet. L'œuvre postmoderniste est imprégnée d'incertitude, discontinue, fractionnée : elle reflète la fragmentation d'un monde éclaté, menacé d'explosion depuis la bombe sur Hiroshima. Sa fonction mimétique n'ayant plus cours, puisqu'il est entendu que le mot de réalité ne recouvre plus rien de précis, elle s'interroge sur elle-même et met au jour cette interrogation, c'est-à-dire les mécanismes de son élaboration. L'écrivain entre en scène, fait part au lecteur de ses difficultés ou lui explique sa démarche, quand il ne traverse pas le miroir lui-même pour rencontrer ses personnages, comme John Fowles dans The French Lieutenant’s Woman (1969),B. S. Johnson dans Christie Malry’s Own Double-Entry (1973) ouMartin Amis dans Money (1984).
Toutes ces techniques, qui ne sont d'ailleurs pas nouvelles, procèdent de l'esprit de jeu, l'un des ingrédients essentiels du postmodernisme. L'écrivain aime à souligner sa volonté de ne prendre au sérieux ni lui-même, ni son texte. Ce dernier sera traversé d'emprunts plus ou moins signalés, de références les plus diverses, de citations parfois sans guillemets : s'il n'a pas le pouvoir de réinventer la littérature, le romancier a celui de créer un texte nouveau en s'appropriant et en subvertissant des textes qui existent déjà par le biais du collage, du pastiche ou de la parodie (David Lodge, The British Museum is Falling Down, 1965 ; Julian Barnes, Flaubert’s Parrot, 1984). Le mélange des genres et le recours à des formes populaires – que ce soit le roman sentimental (Jeanette Winterson, Boating for Beginners, 1985), le policier (chez Martin Amis ou Jonathan Coe), ou la science-fiction (David Mitchell, Cloud Atlas, 2004) – permettent aux auteurs de repenser les contours du roman et d’en exploiter l’élasticité. Peter Ackroyd, dans Hawksmoor (1985), à la fois roman historique et roman policier métaphysique, A. S. Byatt, dans Possession (Booker Prize 1990), qui incorpore à un texte contemporain poèmes victoriens, extraits de journaux intimes, débats d'idées, lettres et correspondances..., ou Michael Frayn, dans Headlong (1999), combinent le réalisme à d'autres techniques et transforment le roman en un « carrefour textuel », une rencontre de textes empruntés, liés toutefois par une intrigue forte. Les romanciers postmodernistes se libèrent ainsi de structures génériques strictes, célèbrent le décloisonnement et déjouent sans cesse l’horizon d’attente du lecteur. Par ce biais, ils repoussent les frontières du roman, élargissent le spectre littéraire et multiplient les moyens et les modes de dire la complexité du monde. Loin d’atteindre une unité globalisante, ces ouvrages revendiquent le disparate, le composite à l’image de l’esthétique fragmentée caractéristique de l’époque contemporaine.
L'ironie, mode dominant, le cède parfois à une nostalgie inavouée. Les romanciers se penchent sur l'histoire, elle aussi remise en question (Julian Barnes, A History of the World in 10½ Chapters, 1989), et les sites de l'archéologie contemporaine – l'ère victorienne, la Grande Guerre (Pat Barker et sa trilogie Regeneration, 1991-1995), l'Holocauste, la bombe et le monde postcolonial – sont revisités et réinterprétés. Penelope Fitzgerald (The Blue Flower, 1995) et Penelope Lively (Moon Tiger, Booker Prize 1987)contribuent à démasquer les grands mythes ou personnages du passé, tandis que William Boyd, avec A Good Man in Africa (1981) ou The New Confessions (1987), et Graham Swift, avec Waterland (1983) ou Ever After (1992), continuent de représenter une tradition anglaise, élargie toutefois par l'apport d'influences étrangères et par l'utilisation fréquente de techniques littéraires nouvelles.
Le roman international
Après la Seconde Guerre mondiale, l'importance qu'on accorda à des écrivains venus des Caraïbes, tels V. S. Naipaul, Wilson Harris et Sam Selvon, d'Inde, comme R. K. Narayan, ou cumulant deux cultures, à l'exemple de J. G. Farrell et Ruth Prawer Jhabvala, était le signe avant-coureur du changement radical qui affecta la littérature anglaise dans les années 1980 et se confirme depuis les années 1990. Avec Salman Rushdie, Kazuo Ishiguro et Timothy Mo (Sour Sweet, 1982), c'est une nouvelle génération d'écrivains qui faisait en effet une entrée en force sur le devant de la scène. Les frontières anciennes étaient rompues ; ressortissants du Commonwealth et immigrés renouvelaient le paysage culturel en intégrant à l'héritage anglo-saxon leur propre tradition littéraire. Bon nombre des romans publiés se présentaient comme une fresque historique ou sociale, à l’image de Midnight’s Children (Booker Prize 1981) de Salman Rushdie, qui rend compte d'une vie, c'est-à-dire d'une totalité individuelle et collective, dans le désordre vivant où elle se forme. La construction romanesque cherchait à capter la multiplicité du réel, lui donnant une forme cohérente. Le rêve d'un roman total, où les limites du genre disparaîtraient, émergeait. Les années 1990 virent l'arrivée sur la scène de talents neufs, avec Ben Okri, originaire du Nigeria, qui, dans The Famished Road (Booker Prize 1991), mêle réalisme et fantastique dans une langue poétique et imagée ; Caryl Phillips, né à Saint-Kitts et élevé à Leeds, qui, dans Crossing the River (1993), revient sur les heures sombres de l’esclavage et sur les traces qu’il a laissées dans une société contemporaine imprégnée de racisme ;Hanif Kureishi qui, dans The Buddha of Suburbia (1990), dépeint avec verve et humour les tribulations d'un jeune anglo-pakistanais entre la banlieue et le centre de Londres ; ou Zadie Smith, née de père anglais et de mère jamaïcaine qui, dans un premier roman très abouti (White Teeth, 2000), dresse d'une plume énergique une fresque fourmillante et drôle décrivant la vie de communautés immigrées dans une banlieue de Londres.
Ces écrivains posent les fondations d’une nouvelle anglicité multiculturelle et multiethnique, où l’identité raciale, religieuse, sexuelle et sociale n’est plus considérée comme une donnée immuable mais se révèle fondamentalement instable et fluide. Les thèmes de l’intégration, de l’exil, de l’altérité, du racisme ou du fondamentalisme religieux sont abordés dans les romans de Monica Ali, originaire du Bangladesh (Brick Lane, 2003 ; In The Kitchen, 2009), d’Andrea Levy dont les parents jamaïcains faisaient partie de la génération Windrush qui émigra en Angleterre en 1948 (Small Island, 2004), ou encore de Nadeem Aslam (Maps for Lost Lovers, 2004) et Kamila Shamsie (Burnt Shadows, 2009), tous deux d’origine pakistanaise. Dans ce qu’on appelle parfois la fiction noire britannique, la ville de Londres occupe une place de choix en tant que carrefour de cultures et de classes qui fait l’objet de sentiments conflictuels selon qu’on la considère comme un lieu où se cristallisent racisme, nationalisme et exclusion, ou bien comme une métropole polymorphe que les migrants peuvent s’approprier et redessiner. Tandis que Salman Rushdie propose de « tropicaliser » la capitale froide et grise pour en faire un espace bigarré et vivifiant dans The Satanic Verses (1988), Zadie Smith rend compte des divers accents et inflexions des voix londoniennes, attentive aux variantes du parler populaire, au rythme et aux sonorités de la langue orale, aussi bien chez les jeunes rappeurs urbains que chez les immigrés du Bangladesh.
Anglicité
Le thème de l’anglicité s’impose chez des écrivains comme Peter Ackroyd (English Music, 1992) ou Julian Barnes (England, England, 1998 ; Arthur & George, 2005), mais aussi le Britannique d’origine japonaise Kazuo Ishiguro qui, dans The Remains of the Day (1989), met en scène une classe sociale et une culture à travers l'étude de la personnalité d'un serviteur. Sous des formes diverses, ces romanciers proposent une réflexion sur les traditions et l’héritage culturel et littéraire de la Grande-Bretagne. Ils déploient des stratégies telles que le pastiche ou la parodie qui disent combien le rapport au canon littéraire passe par un équilibre subtil entre célébration et mise à distance.
Dans la même lignée, la littérature britannique contemporaine a vu l’émergence de nombreux romans dits « néo-victoriens » ou « néo-édouardiens » (dont les intrigues se passent au cours de ces périodes ou bien qui opèrent un va-et-vient entre passé et présent) où se laisse percevoir une tendance nostalgique sous forme d’hommage ou bien sur un mode plus subversif. L’époque victorienne fascine ainsi des écrivains tels que Charles Palliser (The Quincunx, 1989), Jane Rogers (Mr. Wroe’s Virgins, 1991), Sarah Waters (Fingersmith, 2002) ou Michel Faber (TheCrimson Petaland the White, 2002), peut-être parce qu’elle offre une vision du monde où la stabilité, certes déjà lézardée, n’est pas encore totalement mise en péril. Alors que certains romanciers font de leurs univers ruraux médiévaux des allégories du monde contemporain – tels Jim Crace dans Harvest (2013), Paul Kingsnorth dans The Wake (2014), ou Kazuo Ishiguro dans The Buried Giant (2015) – d’autres comme Peter Ackroyd, Iain Sinclair ou Will Self se concentrent sur la peinture d’un Londres polymorphe où présent et passé, modernité et tradition se rencontrent en un ensemble souvent hétéroclite et chaotique. Les écrivains se livrent en outre à des réécritures des grands classiques, une façon, là encore, de reconnaître leur emprise tout en s’en écartant avec inventivité : dans Dorian, an Imitation (2002) qui se situe pendant les deux dernières décennies du xxe siècle, Will Self propose une version outrancière du Portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde ; dans Nutshell (2016), Ian McEwan montre au lecteur médusé un Hamletcontemporain, où le prince du Danemark et narrateur est un fœtus à quelques semaines du terme.
Parallèlement à un intérêt manifeste pour les notions de tradition et d’héritage culturel, l’engouement des écrivains pour les romans historiographiques qui interrogent la frontière entre histoire et fiction et sondent les profondeurs troubles du passé collectif ne se dément pas. Il s’est accompagné d’une vague de romans biographiques qui mêlent personnages authentiques et constructions imaginaires. Emma Tennant, David Lodge et Colm Tóibín se sont ainsi emparés de la figure de Henry James, respectivement dans Felony (2002), Author, Author (2004) et The Master (2004), tandis que Adam Foulds rend compte de la folie du poète romantique John Clare dans The Quickening Maze (2009). Peter Ackroyd a pour sa part rédigé des biographies monumentales de Dickens, Blake, Eliot et Shakespeare dans lesquelles il n’hésite pas à recourir à des stratégies fictionnelles.
À l’anglicité célébrée ou interrogée répond une littérature écossaise qui revendique sa spécificité nationale. L’école de Glasgow, fondée par Alasdair Gray, James Kelman et Tom Leonard au début des années 1970, défend une forme de réalisme social, un intérêt pour les classes populaires et l’utilisation du parler écossais. Après Alasdair Gray, dont l’œuvre se caractérise par son expérimentation formelle, sa satire politique et son recours au fantastique (Lanark, 1981 ; Poor Things, 1992), James Kelman (How Late it Was, How Late, Booker Prize 1994) et Alan Warner (Morvern Callar, 1995) font passer sur le paysage des lettres un petit vent de révolte en utilisant des accents qui n'avaient plus droit de cité, ceux des dialectes locaux. A. L. Kennedy (Day, 2007 ; Serious Sweet, 2016) et Janice Galloway (The Trick is to Keep Breathing, 1989) font du désespoir de personnages endeuillés, rescapés de la guerre, victimes d’abus sexuels ou d’alcoolisme, le moteur de leur imagination.
Trauma et vulnérabilité
Oscillant entre passé et présent, les écrivains mettent en place des processus de remémoration, de commémoration et d’exorcisation des meurtrissures de la mémoire individuelle et collective. L’écriture du trauma fait son apparition dans l’œuvre d’un grand nombre d’auteurs, que ce soit pour explorer l’ébranlement des guerres mondiales (Pat Barker, Sebastian Faulks, Adam Thorpe, Louis de Bernières) ou de la décolonisation et de l’exil (V. S. Naipaul, Caryl Phillips, Andrea Levy). En dépit d’une forte propension à tourner le regard vers le passé, le roman tente aussi d'intégrer les événements contemporains – guerre d'Irak (Graham Swift, Wish You Were Here, 2011 ; Harry Parker, Anatomy of a Soldier, 2016), attentats terroristes, mise en cause des droits fondamentaux – qui ont changé le cours de l'histoire. C'est ainsi que l’attentat du 11 septembre 2001, qui a provoqué un choc dont les répercussions sur les sensibilités n'ont pas fini de se faire sentir, mais aussi les mouvements intégristes, figurent aujourd'hui en bonne place dans le roman, par exemple dans The Reluctant Fundamentalist(2007) de l’écrivain anglo-pakistanais Mohsin Hamid.
À côté de la mise en récit de traumatismes plus personnels comme le cancer (Jeanette Winterson, Written on the Body, 1992) ou la perte d’un être cher, enfant (Ian McEwan, The Child in Time, 1987), ami (Graham Swift, Last Orders, 1996)ou conjointe (Ali Smith, Artful, 2012), les écrivains abordent des thèmes de l’ordre de la culpabilité et du remords. En une démarche d’ordre éthique, ils mettent au jour des processus d’amnésie délibérée ou inconsciente mais aussi de répression de la parole de l’autre, et s’appliquent à exhumer des tragédies enfouies,à mettre des mots sur les non-dits. Les romans de Kazuo Ishiguro et de Graham Swift mais aussi On Chesil Beach(2007) d’Ian McEwan ou The Sense of an Ending (2011) de Julian Barnes participent de cette esthétique de la réticence pour aborder des sujets douloureux sur le mode de la confession.
Les préoccupations sociales et politiques n’ont pas totalement disparu de l’horizon littéraire et donnent lieu à la mise en scène de communautés vulnérables aux effets économiques des années Thatcher mais aussi de Tony Blair. C’est le cas dans les satires cinglantes de Jonathan Coe (What a Carve Up!, 1994 ; The Rotters' Club, 2001 ; The Closed Circle, 2004). La crise financière de 2008 donne naissance à un nouveau genre, la « Crunch Lit », qui traite des répercussions du krach économique sur la société britannique, avec A Week in December (2009) de Sebastian Faulks, Capital (2012) de John Lanchester, The Terrible Privacy of Maxwell Sim(2010) et Number 11 (2015) de Jonathan Coe. Tout au bas de l’échelle, les oubliés de la société, sans-abri et drogués condamnés au statut de fantômes, hantent le roman de Jon McGregor, Even the Dogs (2010), marqué par une prose fracturée et poétique.
Bousculer le roman
Alors que certains écrivains prônent un « retour aux histoires » et redécouvrent les bonheurs de la narration et de l’intrigue dans des ouvrages qui empruntent au fantastique, à l’allégorie, au réalisme magique ou à la science-fiction (China Miéville ; Sarah Hall, The Carhullan Army, 2007), autant qu’à des modes plus strictement mimétiques, d’autres se sentent à l’étroit dans la veine réaliste et entendent bousculer les conventions. Ils empruntent alors une voie plus exigeante et expérimentale, parfois inspirée de stratégies modernistes. Dans NW (2012), Zadie Smith – dont On Beauty(2005) était déjà un hommage à Howards End d’E. M. Forster – suit un flux de conscience inspiré de Virginia Woolf, intègre des calligrammes et subvertit la linéarité du récit. Tom McCarthy revendique l’influence de Robbe-Grillet et du Nouveau Roman (Remainder, 2005 ; C, 2010). Virtuose du style, Will Self invente la langue « mockney » dans le monde post-apocalyptique de The Book of Dave (2006), diffracte les points de vue et entrelace plusieurs espaces temporels au gré d’un courant de conscience dans Umbrella (2012). L’Irlandaise Eimear McBride revisite l’héritage de Joyce et Beckett dans un premier roman, A Girl is a Half-Formed Thing (2013), où la prose heurtée se désagrège. Steven Hall use de jeux typographiques dans un roman en forme de puzzle onirique, The Raw Shark Texts (2007) ; Adam Thirlwell fait lui aussi voler en éclats les conventions typographiques (Kapow!, 2012) et exhibe les mécanismes de la fiction dans un roman provocateur qui met ses personnages littéralement à nu (Politics, 2003).
Certains écrivains s’appliquent à bousculer les codes de l’identité sexuelle. Alan Hollinghurst, lauréat du Booker Prize pour The Line of Beauty (2004), préconise un processus d’« homosexualisation du roman » qui suppose de dépasser les normes morales établies et de réconcilier esthéticisme et homoérotisme, démarche que partagent Jeanette Winterson et Ali Smith. Des romanciers tels que Winterson, Hanif Kureishi, Irvine Welsh ou Will Self abordent sans tabou la question de l’identité sexuelle, de ses flottements et des multiples formes de la sexualité.
La force du roman contemporain britannique au début du xxie siècle tient à sa capacité à s’ouvrir aux apports d’écrivains venus de tous horizons et à se renouveler sur le plan formel, générique et thématique en s’intéressant à des questions spécifiques au nouveau millénaire, telles que les débats éthiques que posent les avancées de la science comme le phénomène du clonage (Kazuo Ishiguro, Never Let Me Go, 2005), les enjeux de la cybernétique (Jeanette Winterson, The Stone Gods, 2007), ou le réchauffement climatique (Ian McEwan, Solar, 2010). Si le numérique peut sembler sonner le glas du roman comme l’affirme Will Self en 2014 dans un article au titre éloquent, « Le roman est mort (cette fois, c’est pour de vrai) », lui-même et ses compatriotes ne cessent de prouver que le genre demeure vivace et recèle encore bien des trésors.
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Écrit par
- Elisabeth ANGEL-PEREZ : agrégée, professeur de littérature anglaise (théâtre) à l'université de Paris-IV-Sorbonne
- Jacques DARRAS : écrivain, professeur de littérature anglo-américaine
- Jean GATTÉGNO : ancien élève de l'École supérieure, professeur de littérature anglaise à l'université de Paris-VIII, directeur à la Direction du livre et de la lecture
- Vanessa GUIGNERY : professeure des Universités à l'École normale supérieure de Lyon
- Christine JORDIS : écrivain, critique littéraire
- Ann LECERCLE : maître assistant d'anglais, agrégée, docteur d'État, professeur à l'université de Paris-Nord
- Mario PRAZ : ancien professeur à l'université de Rome
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